Sur le temps...
"Mais si le temps n’existe que dans ma tête, et si je suis le dernier être humain, il finira avec moi. Cette pensée me rend joyeuse. Il est peut-être en mon pouvoir de tuer le temps. Le grand filet se déchirera et tombera dans l’oubli avec son triste contenu. On devrait m’en avoir de la reconnaissance, mais personne ne saura après ma mort que c’est moi qui ai assassiné le temps. Dans le fond, ces pensées n’ont pas la moindre signification. Les choses arrivent tout simplement et, comme des millions d’hommes avant moi, je cherche à leur trouver un sens parce que mon orgueil ne veut pas admettre que le sens d’un événement est tout entier dans cet événement. Aucun coléoptère que j’écrase sans y prendre garde ne verra dans cet événement fâcheux pour lui une secrète relation de portée universelle. Il était simplement sous mon pied au moment où je l’ai écrasé : un bien-être dans la lumière, un courte douleur aiguë et puis plus rien. Les humains sont les seuls à être condamnés à courir après un sens qui ne peut exister. Je ne sais pas si j’arriverai un jour à prendre mon parti de cette révélation. Il est difficile de se défaire de cette folie des grandeurs ancrées en nous depuis si longtemps. Je plains les animaux et les hommes parce qu’ils sont jetés dans la vie sans l’avoir voulu. Mais ce sont les hommes qui sont sans doute le plus à plaindre, parce qu’ils possèdent juste assez de raison pour lutter contre le cours naturel des choses. Cela les a rendus méchants, désespérés et bien peu dignes d’être aimés. Et pourtant il leur aurait été possible de vivre autrement. Il n’existe pas de sentiment plus raisonnable que l’amour, qui rend la vie plus supportable à celui qui aime et à celui qui est aimé. Mais il aurait fallu reconnaître que c’était notre seule possibilité, l’unique espoir d’une vie meilleure. pour l’immense foule des morts, la seule possibilité de l’homme est perdue à jamais. Ma pensée revient sans cesse là-dessus. Je ne peux pas comprendre pourquoi nous avons fait fausse route. Je sais seulement qu’il est trop tard."
In Le mur invisible, Marlen Haushofer, Actes Sud Babel, p. 278.