Inutilité de toutes les guerres
Méditation de Jean Giono, l’auteur de L’homme qui plantait des arbres.
"Je n’aime pas la guerre. Je n’aime aucune sorte de guerre. Ce n’est pas par sentimentalité. Je suis resté 42 jours devant le fort de Vaux et il est difficile de m’intéresser à un cadavre désormais. Je ne sais pas si c’est une qualité ou un défaut : c’est un fait. Je déteste la guerre, pour la seule raison que la guerre est inutile. Je refuse de faire la guerre, pour la seule raison que la guerre est inutile. Oui, ce simple petit mot. Je n’ai pas d’imagination. Pas horrible ; non, inutile simplement.
Ce qui me frappe dans la guerre, ce n’est pas son horreur : c’est son inutilité. Vous me direz que cette inutilité précisément est horrible. Oui, mais par surcroît. Il est impossible d’expliquer l’horreur de 42 jours d’attaque devant Verdun à des hommes qui, nés après la bataille, sont maintenant dans la faiblesse et dans la force de la jeunesse. Y réussirait-on qu’il y a pour ces hommes neufs une sorte d’attrait dans l’horreur en raison même de leur force physique et de leur faiblesse. Je parle de la majorité. Il y a toujours, évidemment, une minorité qui fait son compte et qu’il est inutile d’instruire. La majorité est attirée par l’horreur ; elle se sent capable d’y vivre et d’y mourir comme les autres ; elle n’est pas fâchée qu’on la force à en donner la preuve. Il n’y a pas d’autre vraie raison à la continuelle acceptation de ce qu’après on appelle le martyre et le sacrifice. Vous ne pouvez pas leur prouver l’horreur.
Vous n’avez plus rien à votre disposition que votre paroles : vos amis qui ont été tués à côté de vous n’étaient pas les amis de ceux à qui vous parlez ; la monstrueuse magie qui transformait ces affections vivantes en pourriture, ils ne peuvent pas la connaître ; le massacre des corps et la laideur des mutilations s’est dispersée depuis vingt années d’accouchements journaliers d’enfants frais, neufs, entiers, et parfaitement beaux. A la fin des guerres, il y a un aveugle, un mutilé de la face, un manchot, un boiteux, un gazé par 10 hommes ; 20 ans après il n’y en a plus qu’un par 200 hommes ; on ne les voit plus ; ils ne sont plus des preuves. L’horreur s’efface.
Et j’ajoute que, malgré toute son horreur, si la guerre était utile, il serait juste de l’accepter. Mais la guerre est inutile et son inutilité est évidente. L’inutilité de toutes les guerres est évidente. Qu’elles soient défensives, offensives, civiles, pour la paix, pour le droit, pour la liberté, toutes les guerres sont inutiles. La succession des guerres dans l’histoire prouve bien qu’elles n’ont jamais conclu puisqu’il a toujours fallu recommencer les guerres.
La guerre de 1914 a d’abord été pour nous Français une guerre dite défensive. Nous sommes-nous défendus ? Non, nous sommes au même point qu’avant. Elle devait être ensuite la guerre du droit. A-t-elle créé le droit ? Non, nous avons vécu depuis des temps pareillement injustes. Elle devait être la dernière des guerres ; elle était la guerre à tuer les guerres. L’a-t-elle fait ? Non. On nous prépare de nouvelles guerres ; elle n’a pas tué la guerre ; elle n’a tué que des hommes inutilement. La guerre civile d’Espagne n’est pas encore finie qu’on aperçoit déjà son évidente inutilité.
Je consens à faire n’importe quel travail inutile, même au péril de ma vie. Je refuse tout ce qui est inutile et en premier lieu toutes les guerres car c’est un travail dont l’inutilité pour l’homme est aussi claire que le soleil. (...)
Toutes les guerres sont des guerres de 100 ans, de mille ans, de 10 000 ans. Elles ne s’arrêtent pas sur des ententes et des signatures ; elles continuent à partir de là d’autres cheminements dans les mines souterraines qui font tout s’écrouler et tout s’abîmer de ce qu’on appelle la paix, en attendant la prochaine résurrection du torrent de flammes. Tant qu’on est trompé par le mensonge de l’utilité de la guerre, il n’y a pas de paix, il n’y a que des intervalles troubles dans la succession des guerres."
Extrait de Lettre aux paysans sur la pauvreté et la paix, éd. Héros-Limite, 2013, p. 100-103.
Un bel entretien, une perle de Jean Giono, sur la puissance de l’imagination.