Une mémoire de femme sauvage
Nous sommes heureux de partager avec vous ce texte de Sandra Rabec. Bonne lecture !
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"Tout a commencé un matin d’avril. J’étais recouverte d’une rosée dont la fraîcheur offrait à mon corps, parfum d’amitié et de découverte de soi.
Sur ma peau se dessinaient d’étranges partitions de notes qui faisaient valser tout ce qui avait pu se passer ou pas, avant. J’étais née, et belle et bien faite, avec ce corps tout tourné vers la lune et ses éléments de fortunes transmises de générations en générations.
Pourtant, je n’en savais rien. Je ne savais rien de ce que ce corps faisait de moi, depuis des vies à me retirer, loin derrière les paravents qui m’étaient offerts. Je ne savais rien de ce que je devais faire.
J’ai passé des heures à courir les rues, comme un fantôme de moi-même, aspirant à retrouver l’essence, qui, je le pressentais, faisait vibrer toute vie. Alors pourquoi pas moi, en ce moment d’infortune perverse ? Oui. N’y avait-il pas quelque chose de tordu en moi, ou de brisé, ou d’éparpillé, qui faisait que je cherchais en tout et partout, la caresse du vivant qui me libérerait de ce carcan.
Ce carcan avait un goût d’amertume, d’incompréhension et je tournais en rond sur des chemins qui me semblaient avoir été tous déjà parcourus. Pourtant, je ne trouvais rien qui réveillât mon être entier à la vie de cette terre, où j’avais bel et bien mis les pieds.
Des années durant, souffrant de la solitude, je la cherchais quand même en tous points, comme la cime d’un état qui devrait me permettre d’affiner cette question de savoir qui j’étais vraiment, sous ses tourments apparents. Je courais les rues et les troquets, un papier ou un carnet à la main pour y inscrire ma peine à trouver mon chemin, dans ce dédale de questions que je ne parvenais ni à extriquer, ni à exprimer.
J’étais une amphore pleine du jus de mes questions sur tout. Le vin de cette outre me saoûlait et me guidait bien malgré moi dans des lieux et des rencontres, où je me rendais, aveugle et étourdie. Ma pensée faisait défaut à la clarté dont j’étais en quête. Ou bien étais-je moi-même la quête ?
J’avançais tant bien que mal, parce qu’il fallait avancer sur les chemins de l’être et des étés qui s’enfilaient comme des perles que l’on abandonne à son destin, à ce hasard dont je ne pesais pas la qualité.
Perdue et confuse dans une famille ou une autre, je cherchais un sens obstinément, là où il n’y avait rien à chercher. Je cueillais sur mon chemin des soucis à n’en plus finir, semés à la volée sur ma tête, l’esprit étourdi par tant de questionnements restés sans réponse.
Ma mère se tenait à bonne distance, soufflant des mots dont je ne comprenais pas toujours le sens ou que je n’acceptais pas, et qui me faisait douter jusqu’au bien fondé de l’humanité toute entière.
Je devenais rebelle bien malgré moi, désenchantée et rêvant d’être chanteuse, du haut de mes dix ans. C’est à cet âge également que je souhaitais faire ce métier étonnant pour une enfant, gynécologue. Savais-je vraiment ce que cela signifiait ? Je souris en pensant à l’idée que je pouvais m’en faire.
Je dessinais aussi, et des femmes bien sûr, copiées dans des catalogues de vêtements où je m’appliquais à reproduire la beauté des corps en sous-vêtements. J’ai perdu ce classeur appelé "A dessein de dessins" et je crois que je garde de lui une telle nostalgie de ces portraits esquissés au crayon à papier, que j’adore à ce jour toute forme de portrait, écrit ou dessiné.
Maman n’aimait pas être femme. Elle disait qu’elle aurait préféré être un homme. Papa disait qu’il n’y était pour rien. Spectatrice de ce désaveu de soi par celle dont j’aurais aimé recevoir en plus de la tendresse, l’aspiration à dévoiler mon propre destin de femme, ce sexe mal aimé chez elle, j’en venais certainement à douter quelque part en moi-même de la validité, de la bienséance de mon propre sexe.
Je parlais de sexualité comme on parle de la pluie et du beau temps du haut de mes quinze ans pour aller chercher à boire à la source du savoir. Mais je ne recevais que de vagues questionnements supplémentaires.
Si l’on n’aimait pas à être femme à la maison par la voix de ma mère, il eût été un comble de donner des pistes, des moyens d’éclairer ce qui se devait d’être si difficile à apprendre, parfois par chance, souvent à ses dépens, avec le temps et les épreuves, ça c’était sûr.
Ce ne sont pas non plus mes deux petites soeurs à qui j’aurais aimé tout apporter sur un plateau doré, comme ces petits déjeuners imités d’un hôtel cinq étoiles que je leur concoctais, qui allaient me guider sur ce chemin qui tiraillait mon corps dans tous ses desseins et dessins.
Je souffrais bien trop de l’absence de compréhension pour aller plus loin dans ma quête, à ce stade de ma vie, si ce n’est en fouinant dans les livres, les miens ou ceux cachés dans les fonds de placard, qui parfois dévoilaient à mon insu, quelques positions bien étranges de l’amour entre les sexes.
Alors je commençais à me complaire dans le rêve, d’un jour, peut-être, avoir accès à toutes ces compréhensions dont je rêvais de sentir dans toutes les fibres de tous mes corps, la quintessence et la lumière.
En attendant, il me fallait continuer d’aller en des chemins obscurs où je me parais moi-même, au grand dam de tous ceux qui rêvaient de me voir plus accomplie, d’un voile protecteur de mon innocence, de ma candeur et de cette colère de ne rien comprendre à la vie qui me traversait.
Etait-elle un souffle, une rivière ou même un roc sur lequel je pourrais enfin m’appuyer ? Je ne savais comment la définir et tout autour de moi, rien ne semblait pouvoir y répondre et faire tinter les cloches qui sonneraient le glas à ces âges tourmentés.
Pourtant j’avançais, et ce n’est pas sans une douce émotion de reconnaissance pour cet être assez fou en moi, qui comprit très tôt la nécessité de s’écouter coûte que coûte, que je parle aujourd’hui sur les lignes apaisées de ce quarante-et-unième printemps.
Est-ce important le compte à rebours, le comptage du temps, dans cette aventure où de temps, il n’y a que l’espace de cette éternité qui appelle en soi, à se faire écho de notre âme ?
Est-ce important le temps que j’ai mis à vous écrire cette phrase, et les larmes qui me montent, quand je tape à toute vitesse sur ce clavier que j’ai pourtant repoussé durant tant d’années... à patienter..
Ma Déesse ! Il me faut vous dire et vous raconter quel fruit lent je suis à mûrir. Il me faut vous dire, sise au coeur de mon temple, la volupté que j’accorde aux caresses et à la lenteur, celle-là même que j’ai toujours acceptée pour guider ma vie à travers ses péripéties.
Il me faut vous dire combien mon silence et ma distance m’ont coûté et ont failli crever ma vie un jour de folie. Il me faut vous dire combien j’ai tourné des milliards de fois ma langue dans ma bouche, que je condamnais à tenir pour ne pas dire n’importe quoi.
Il me faut vous confier les dizaines de cahiers à recueillir cette parole acide et amère, la bile de mes incompréhensions, de mon errance à la quête de réponses claires.
Il me faut vous avouer combien la souffrance a été longue et parfois si insupportable, braquant mon corps et la souplesse de la vie, cachant mon coeur et ses bassesses d’envies, cherchant en rasant le sol, les murs et les vagues horizons, pour toujours surtout ne déranger personne.
J’avais envie de crier comme on dirait simplement son nom un beau matin où l’on naît dans la pureté de la lumière du monde. J’avais envie de grogner comme un chien perdu au fond d’un bois qui ne s’en fait pas parce qu’il flaire toujours son foyer, au loin dans cet horizon où je laissais se perdre mon regard.
On me demandait et on me demande encore ce que je cherchais, là par terre, ou là-bas au loin. Et je ne sais encore vous dire ce qui m’attire loin de vous, tous ces temps où je m’accorde à la si douce folie de retourner à soi-même, dans un monde où tout veut vous attirer dehors.
N’y en avait-il pas assez de ma mère à ne pas être ce qu’elle était, ou de mes soeurs à se fondre dans leur gémellité ? Pouvais-je avoir mon espace à moi dans cet univers transporté toujours dans autre chose que ce que l’on est.
Du nez, j’en avais, et je décidais de flairer mon propre chemin à coup de vie, à coup de destins dans cette vie, à coups de plumes sur mes cahiers où j’accrochais toujours qui j’étais à aller de l’avant en soi.
Non pas dehors, plus loin ou ailleurs, là où je me perdrais dans ce qui, j’en étais assurée, ne serait jamais à ma propre mesure. J’ai décidé de crapahuter sur une route où de toute façon, je savais que je montais d’un désert. Un désert de doutes, de questions restées sans réponses.
Et si c’était cadeau ? Et si cette absence, cette inconscience de soi tout autour de moi, était le fil conducteur, le chemin par où je ferai passer, par le chas de l’aiguille, l’essence de qui je suis.
Si tu crois que cela a été facile, tu te trompes. Et le plus difficile a été d’accepter le facile. L’aisance, la suffisance d’être soi telle que j’étais et pas comme une autre, ou un autre aussi, qui me faisait parfois sentir, celui-là, et je l’en remercie, que je me devais à moi-même, de creuser cette présence à soi, ce parfum subtil de mon être qui demandait à respirer.
Les coins de moi que j’ai rencontrés dans ce périple périlleux m’ont appris à ne pas laisser pourrir, ni les fleurs dans les vases, ni les mets dans les plats ou les parties de soi qui demandent à tomber.
Je me suis effeuillée de tout ce qui pesait du passé et j’en passe, pour aller recueillir ce parfum si délicat de moi, que je ne trouvais dans aucune surface, aussi grande soit-elle, ni dans aucun livre dont j’ai pu dévorer les pages.
Je cherchais mon livre et je ne le trouvais pas. Et c’était bien normal car je n’avais pas encore saisi ma plume assez vigoureusement, pour l’écrire et me le rendre à la vue. Et alors je verrais quoi ?
Je verrais que ce livre, par exemple, le premier que je me suis offert du haut de ces dix ans, seule à l’épicerie du village, acheté avec les sous de ma petite tirelire, je l’ai acheté uniquement parce que son titre me plaisait. Il me plaisait tant.
Voulez-vous que je vous dise comment ce livre s’appelait ?
Oui vous le voulez, parce que, comme moi pendant toutes ces années, il y a peut-être quelque chose, quelqu’un qui vous a manqué. Ce quelqu’un, cette quelqu’une, vous la sentiez tout près, et pourtant, elle vous semblait si inaccessible. C’était, comme pour moi peut-être, quelque chose d’intenable qui vous faisait aspirer à chercher, à trouver, à sentir autre chose, ailleurs, autre chose qui correspondrait à votre façon de sentir.
Ce serait votre livre. Un livre où les images seraient les vôtres, fières et sauvages, vibrantes de tout ce que votre être dans son entierté y met. Ce ne serait d’ailleurs plus des images, mais des icônes, des icônes qui révèlent les vraies couleurs de votre âme, unique et reliée à toutes les autres.
Comme moi peut-être, vous avez senti que quelque chose manquait dans ce qu’une mère ou d’autres ont bien voulu vous apporter comme réponse.
Comme moi peut-être, dans votre ventre, vous avez senti la douleur du manque absolu, celui qui vous traîne au sol comme une animale assoiffée de contact, qui vous fait plier l’échine, les genoux accrochés à la terre mère et le front rendu à sa compassion, pour offrir à votre compagnon votre croupe tendue et pendue au désir d’être enfin totalement vous-même, nue, boueuse et pourtant si fière de vous être rendue.
Comme moi peut-être, il se peut que vous ayez lâché le mental un soir d’été, pour vous rendre au plus vaste, et vous laisser traverser par le destin qui vous tient entre ses mains, faisant de vous, la bléssée pour toujours, ou la ressuscitée pour l’éternité à l’amour.
Comme moi peut-être, vous avez dansé Shiva un beau matin d’extase en vous prenant pour un homme, tellement votre âme féminine transpirait de tous ses corps, à travers les chemins que vous lui laissiez atteindre, dans toutes les courbes de votre être rendu au présent, à l’éternel.
Comme moi peut-être, vous avez bien failli y laisser votre peau de vous être laissée prendre pour une reine quelques jours en dehors du temps, portée par l’extase de tout abandonner, puisque plus rien ne comptait ni n’avait de sens.
Comme moi peut-être, vous avez connu la douceur de renaître de vos cendres et de porter à votre front, la douce étoile qui guide aujourd’hui vos pas, à la lueur de votre lanterne, la seule que vous savez qui vaille, et que, dans l’obscurité d’années d’errance à essayer de suivre des parcours tout fléchés, vous aviez perdue de vue.
Déconditionnée de tout, dans un mouvement de transe et de communion, reçu comme un coup d’épée tant la violence de l’instant fut saisissante, je revenais peu à peu à la vie, autre que j’étais, et ne pouvant oublier cette fulgurance, cet éclair qui se voulait le révélateur de ma présence à ce monde, obscur pour moi jusqu’ici.
Il me fallait admettre qu’autre chose existait, qui faisait porter notre être profond à la surface, dans un jaillissement non maîtrisé, qui m’obligeait à lâcher tout ce que je croyais, de moi surtout, et à renaître à cet enfant sauvage que j’avais été.
Mais cette fois, j’étais munie de cette flamme de la femme sauvage qui exige sa respiration, son baptême de l’air hors des étendues sombres et grises du mental bien léché que je m’étais apprise à être, pour satisfaire au seul masculin que je sentais, si loin et toujours devant.
Comme moi peut-être, vous aviez lu tous les livres, ne trouvant aucun secours dans les alternatives qu’ils dévoilaient. Alors, un jour vous avez accepté de reprendre le chemin de l’école de la vie, nue et sans entraves que vos propres bagages pour monture.
Mais là encore, peut-être avez-vous senti cet appel du large, venu vous saisir à nouveau et vous cueillir par une chose, un événement, une rencontre à laquelle vous ne vous attendiez pas, mais qui a su vous conduire à travers des paysages inconnus, pour vous refaire une beauté toute nue.
Dévisagée puis défigurée, par les autres ou par les larmes, par les peurs ou les doutes, la beauté se fraie un chemin coûte que coûte pour aller transfigurer les masques, transmuter les blessures et faire regagner à notre allure, le doux bercail de la paix qui a toujours été, au-delà de l’histoire qui se fait, se défait et se raconte.
Aujourd’hui, je laisse la femme sauvage du chemin de terre, du chemin de l’être, prendre toute sa place sur les pages de ma vie dont les lignes sont tracées à l’ancre de mon échine, cet axe du monde qui me porte et que je porte jusqu’à vous, telle que je suis.
Et c’est parce qu’un chien aboie dans la nuit que j’écris. C’est parce qu’un cri doit sortir de la gorge des femmes, sauvage et profond, comme un appel du coeur à se montrer nues, sans la crainte d’être bafouées.
C’est parce que certains chemins creux de nos vies nous ramènent à la source de notre vibration unique, de notre propre accord, que résonne cet appel à l’intérieur de mes lettres, cet appel à votre mémoire sauvage, pour rendre à la terre ses racines et la beauté de son arbre de vie.
Ce livre que je me suis offert du haut de mes dix ans parce que son titre me plaisait. Je vais vous le dire à vous, parce que vous êtes dans la confidence, vous êtes mes soeurs pour l’éternité et depuis toujours, ce livre, je ne l’ai jamais lu.
J’étais juste en amour avec son titre. Et pourtant, malgré cet amour pour ce titre, je n’avais encore jamais mesuré la profondeur de son message avant ce soir où je vous l’écris. C’est donc encore un cadeau que je me fais, et à vous aussi qui le recevez avec moi.
Ce livre s’appelle "Mémoires sauvages".
Sa*Ra
11 mai 2016
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