Liberté ou libération des femmes ? Christiane Singer
"Il y a des mots qu’on n’ose plus prendre en bouche - des mots superbes dont la propagande politique ou marchande s’est emparée. [...]
Partout cette parole souillée, cette parole manipulée, manipulatrice, usurpée, vendue - ces simplismes féroces, surenchères de cynisme et de mensonges -, ce vomi de démagogie, ce piégeage systématique d’immenses champs sémantiques - ces chantages de toutes sortes ("si vous aimez votre enfant voilà ce qu’il faut lui acheter"). Beaucoup plus subtile et non moins empoisonnée est l’effarante confusion idéologique d’un certain discours émancipatoire partant d’une notion, par exemple, aussi sacro-sainte que la liberté. Comment pourrait-on être, pour donner un exemple, contre la "libération" des femmes ? Mais juste un instant s’il vous plaît ! La libération de qui et de quoi ?
S’agit-il d’une liberté qui permet au plus haut potentiel de l’être de s’épanouir ou s’agit-il seulement en détruisant le clan et la tribu de vendre un maximum de machines à laver ?
Le sol ontologique est couvert de peaux de bananes. Car en nous libérant des dépendances visibles (famille, maternité, responsabilité) n’entrons-nous pas dans un espace de dépendances bien plus redoutables - parce que invisibles ? Ainsi la simple représentation que je puisse "m’émanciper", m’extraire du réseau des corrélations, des responsabilités, des interdépendances, est-elle une naïveté perverse. Un seul type de cellule dans notre corps est parfois "émancipé", c’est la cellule cancéreuse. Nous sommes en permanence en état d’interdépendance - parcelle d’un tout. La question n’est pas de m’extraire - mais de capter la lumière de cette parcelle que je suis, de rayonner du lieu où je suis."
Christiane Singer, Du bon usage des crises, Albin Michel, 1996, p. 99-100.