La peau des tambours et celle, si fine, de nos coeurs

De Eva Wissenz, 13. mai 2014

 

Entendez-vous l’appel ?
Et que faut-il alors pour que vous l’entendiez ?
Vous l’entendiez pourtant quand vous étiez petits, j’en suis sûre, et vous le cherchez encore, n’est-ce pas ?
Sous chaque tente de nos tipis aménagés, sous chaque tuile de nos maisons électrisées, sur chaque tapis de méditation, sur chaque zafu, bûche ou strapontin qui accueille nos pensées quotidiennes si circulaires où parfois on voudrait, oui, un peu d’air.
Et entendre encore battre le grand coeur de la vie qui nous appelait autrefois à jouer dans les rouleaux de l’océan, à bondir dans les fourrés, à grimper aux arbres et peu importent les égratignures, heureux, pleins, vrais.

Cet air qui nous manque en Europe, toute l’Europe, cet air c’est celui de l’engagement vrai aux côtés de ceux et celles que nos ancêtres avec minutie massacrèrent. D’un tir de mousqueton, par infection de maladies offertes avec des couvertures sciemment infectées, par sédentarisation forcée, interdiction de parler sa langue, d’honorer ses dieux, des vastes plaines américaines jusqu’en Corse en passant par le continent noir et les sables rouges d’Alice Spring, partout l’accaparement des terres et des ressources, et encore aujourd’hui partout. Cet air qui nous manque c’est cet oubli de nos Ancêtres ensevelis sous un monceau de distractions. Comme s’il ne s’était rien passé.

Le passé demande à vivre dans le futur et ce passé c’est à nous tous de le soigner et en agissant, enfin, de réparer ce qui doit l’être pour avancer.

Je ne parle pas ici de "devoir de mémoire", ni de monuments et encore moins de commémorations. Je veille à n’utiliser aucun des mots galvaudés de l’humanisme de pacotille qui prétend défendre "la" civilisation.

La civilisation est intéressante tant qu’elle ne prétend pas être "la" civilisation mais vu que chaque civilisation prétend être "la" civilisation, laissons-la de côté.

Je parle d’une mémoire plus vaste et plus profonde que celle à laquelle s’arrêtent les divans d’analyse et qui nous affecte tout autant : la mémoire collective.

Aucun gouvernement ne viendra prendre ce passé dans ses bras pour le bercer, le soigner, le guérir et remettre les hommes debout. Aucun mouvement écologique n’aboutira tant que les liens avec toutes les formes nécrosées de l’ancien monde ne seront pas tranchés. Inutile d’en appeler à de hautes cours de justices. Elles font et feront ce qu’elles peuvent, certes, de même que tant d’associations et de bonnes volontés de partout. Mais il est temps que ces bonnes volontés se multiplient au point d’inverser la balance.

Et la balance s’inverse dès qu’il y a du lien — je veux dire assez de gens qui se sentent en lien avec toute atteinte faite à la vie. Non pas des liens qui enchaînent mais des liens qui relient et libèrent. Qui nous relient entre nous comme à nos environnements et nous libèrent de ce à quoi nous refusons de faire face. Or, la force de la culture individualiste dominante est d’avoir érigé le non-lien (l’individu) en force ultime.

L’illusion est tenace alors qu’elle n’est que la marque de l’hyper-intériorisation du sentiment d’impuissance entretenu par tous ces gens à discours venus nous faire croire qu’ils allaient "faire pour nous". Personne ne fera pour nous. Toutefois, chez nous comme ailleurs, beaucoup sont prêts à faire avec nous.

C’est à chacun et chacune de mener son travail politique, écologique, spirituel, de s’engager dans le proche comme dans le lointain, et sur tous les plans s’il vous plaît, parce que nous sommes des êtres qui savent travailler sur tous les plans maintenant que nous avons créé la plupart des techniques et les cadres de travail le permettant.

Nous relier oui, physiquement autant que spirituellement, à toutes nos formes d’environnements, visibles et invisibles, proches et lointaines.

Nous pouvons imaginer tous les plans B possibles face à ce qui se tient devant nous - à savoir la diminution des stocks alimentaires, la diminution annoncée du pétrole dès 2020 (selon l’Agence Internationale de l’Energie), l’avidité délirante des entreprises géantes et la longue liste des catastrophes déprimantes, nous pouvons nous organiser, et nous le faisons déjà. Mais nos enfants n’auront rien tant que nous ne tiendrons pas fermement la main de nos Anciens et nos Anciens - à nous tous - ce sont Eux. C’est elle.

Cette femme qui marche s’appelle Elizabeth ‘Tshaukuesh’ Penashue, 84 ans, et vit dans le Labrador. Elle est Innu. Longtemps, elle a organisé des marches pour les jeunes de sa tribu, pour qu’ils se reconnectent à l’environnement de leurs ancêtres, physiquement et spirituellement, qu’ils n’oublient pas.

Sur les terres sacrées, elle ne peut plus marcher : elles ont été achetées par des gens sans passé, sans futur, qui avalent, avalent, avalent, se gavent de tout ce qui vit pour exploiter encore plus, et s’enrichir encore.

Pour le dire avec la grande poétesse et femme politique Innu, Rita Metsokosho, la mémoire de cette femme est la nôtre. Parce que ce sont mes ancêtres - ou les vôtres - qui ont posé le pied là-bas pour fuir, pour s’enrichir. En bien des points du globe, c’est nous, Européens, qui avons commencé.

Je ne parle pas ici de culpabilisation, cela ne sert plus à rien. Je parle de reconnaissance, de regard et de présence. Savez-vous seulement d’où vous venez ? 27 générations nous séparent des Romains... à peine une belle tablée ! N’avez-vous pas un aïeul quelque part dans l’arbre généalogique qui galope dans les plaines grasses d’herbe à bisons ? Ou s’en va chercher fortune aux Indes ? Ou se soumet à l’Inquisition ? Ou lutte ?

Inventez, faites semblant, reliez-vous à Eux. Qu’un ancêtre particulier ait fait ceci ou cela n’a pas grande d’importance parce que je parle ici d’humanité, celle que nous faisons ensemble, maintenant.

En avril dernier, Davi Kopenawa, le shamane Yanomami que l’on appelle le "Dalaï-Lama de l’Amazonie" s’est rendu aux Etats-Unis ? Des centaines de personnes sont venus l’écouter.
Quelques jours après les Awá du Brésil, tribu la plus menacée de la Terre, étaient enfin sauvés par les décisions politiques après des campagnes, des pétitions, des spots portés par l’association Survival. Imaginez que vous êtes le dernier de votre lignée, le dernier. Cette victoire énorme — un peuple a été sauvé par nous et va pouvoir retourner à ses moutons sans nous ! — aurait dû faire la Une des journaux. Parce que là, David est en train de gagner contre Goliath. Et que David soit une créature hybride, mi-virtuel, mi-jardinier, mi-citadin, mi-"sauvage", mi-"civilisé", mi-je ne sais quoi, ne fait que renforcer sa puissance et sa diversité. Il n’est pas seul, il n’est pas "un", nous sommes des millions.

Combien de méditants sommes-nous à choisir l’assise quand à d’autres ailleurs on impose la sédentarisation ? Combien sommes-nous encore, méditants, à nous contenter de nous-mêmes et du confort spirituel des pratiques douces ? Où êtes-vous gens de zafu et de sweat lodges ?

Avec son projet "Before they pass away " (en anglais), Jimmy Nelson qui a photographié 35 tribus en voie de disparition nous invite à considérer trois choses :
 observer attentivement sans juger trop vite
 savoir que nous avons toujours le choix
 sentir que nos fragilités nous ouvrent à l’empathie
"Nous devons nous réveiller, nous devons cesser de documenter la vie de ces peuples." Et il a raison car à la minute où ces êtres et ces peuples disparaissent nous perdons nos racines, notre origine, notre trace.

Bien sûr, les tenants du titre spirituel se demanderont : qui c’est celle-là ?
Personne.
Une invisible.
Comme eux.

Est-elle allée faire sa Danse du Soleil ?
A-t-elle mis son pied dans la trace de... ?
De personne.

Je le crie, je l’écris, je le vis.
Et c’est une voie.

Je ne parle ni de honte, ni de colère, tout ceci doit être derrière, tout ceci sert seulement à déclencher l’ouverture, la forcer parfois. Je parle de regard, de présence et de vie.

Depuis quelques mois aux Etats-Unis se préparait ceci :

Ceci étant l’Alliance des Cowboys et des Indiens (CIA dans le texte). C’est-à-dire les Indiens des réserves au côté des Cowboys ensemble contre le pipeline géant de Keystone — le serpent noir de 3 461 km censé transporter les sables bitumeux du Canada au Golfe du Mexique. Le président Obama ne signe pas pour ce pipeline, le président Harper fulmine. Statu quo.

Et pendant ce temps-là, eux, ils sont en train d’écrire une autre histoire.

Ce camp de la CIA, Reject and Project, s’est tenu devant la Maison Blanche pendant 5 jours. Il faut savoir que les bases de cette CIA remontent à un traité de 1863 établissant la paix entre les tribus Ihanktonwan et Pawnee qui vit par la suite naître des alliances informelles entre tribus ennemies puis entre Indiens et Cowboys. Mais rien encore de cette ampleur. Sur le camp, chaque matin, des chants spirituels indiens réveillaient les 5000 participants. Des gens du Canada aussi, venus prêter main forte avec Idle no more, et des Indiens préparant très concrètement l’avenir, comme Red Cloud, le descendant du Chef et installateur solaire (ici, en anglais). Quand on se souvient que toute pratique spirituelle leur a été interdite jusqu’en 1978 et que tout a été fait pour entraver leur autonomie, on mesure la portée des chants et des panneaux solaires.

On sait que le serpent est une figure centrale des shamanismes. Aura-t-il fallu le Black Snake pour réaliser l’union ? Qui sait.

5000 personnes réparant nos mémoires et... quasiment invisibles en Europe où l’événement a été très peu relaté. On peut considérer la chose comme marginale mais, dites, de quelle marges parle-t-on quand une poignée d’humains parvient à réconcilier les anciens ennemis, sans commission, sans tribunal, sans experts ni rapporteurs ? Où se situe la force dites-moi ?

Ces rivières sont souterraines et les exemples de mouvements de ce genre se multiplient. Des millions d’Indiens marchent au sein d’Ekta Parishad pour avoir accès à la terre, poursuivant la leçon de Gandhi et de Vinoba Bhave. Ces autres Indiens aussi sont en train d’écrire une autre histoire. Une histoire qui ne concerne plus tel ou tel peuple mais un peuple d’humains reconnaissant ses expressions différentes et prêts à partager une même terre.

Et nous ?
Nous, les poètes, artistes, parents, paysans, chercheurs, shamanes, yoginis, apprentis ou aguerris d’Europe, quand donc nous lèverons-nous sans plus craindre la chasse aux sorcières qui nous coupa jadis de nos liens évidents avec la terre ?

Ce lien, s’il a survécu à ces tonnes d’objets périssables, si nous savons aujourd’hui nous dénouer et nous remettre en marche, c’est largement grâce à Eux. Ceux sont Eux qui ont accepté de faire circuler leur savoir et leur sagesse, leur expérience, leur trace. Qui se sont fait nos ancêtres. Sans angélisme ni idéalisation aucune.

Il y aura mille manières de se lever, se relier nos coeurs au grand tambour de la vie pour prendre ces mémoires dans nos bras, les bercer, les soigner, et nous tenir tous aux côtés des Ancêtres, leur prêter main-forte dans leurs luttes. Je sais que sera encore difficile mais je sais aussi que nous allons y arriver.

"Je marche
Et mon souffle est visible
En marchant
Je dépêche une voix
Je marche
D’une manière sacrée
En marchant
Je laisse des traces visibles
Je marche
D’une manière sacrée"

L’Innu George Rich dit : "
Il y a dans le monde beaucoup de gens bienveillants. Ils peuvent contribuer à changer le monde." Faites-vous maintenant visibles, et sonores.