Ma mémoire est la vôtre - Rita Mestokosho

De Eva Wissenz, 18. mai 2009

 

Rita Mestokosho est poétesse et conseillère élue à la culture de la communauté innu d’Ekuanitshit au Canada. Nous reproduisons ici une partie du discours qu’elle a prononcé à Ekuanitshit, le 2 décembre 2008, devant le Bureau d’audiences publiques sur l’environnement du Québec concernant le projet de complexe hydroélectrique sur la rivière La Romaine.

"Aujourd’hui je vais prendre la parole pour exprimer nos grandes inquiétudes. Je suis fière d’être Innu et je suis encore plus honorée de savoir que mes ancêtres ont frôlé cette terre qui entoure la rivière Romaine et de savoir qu’au moment où je parle, il y a encore des Innu qui occupent cette terre, et qui boivent cette eau. Je pense aussi à toutes les plantes médicinales qui poussent aux abords de la rivière et à tous les animaux qui parcourent et qui habitent cette terre. Le nomadisme de mon peuple a fait de nous des gardiens.
Aujourd’hui en partie sédentaires, nous éprouvons toujours un profond attachement à cette rivière. Non pas par simple nostalgie, mais parce que nous vivons encore sur ce territoire. Et comme nous l’ont rappelé les anciens lors du rassemblement des aînés qui s’est tenu à Ekuanitshit au site "Mamuitutau - rassemblons-nous" au mois d’août 2007, ce projet va détruire et noyer toutes leurs connaissances et leurs savoirs, en plus de profaner les sépultures de tous ceux et celles qui sont partis pour l’autre monde : nos grands-pères et nos grands-mères qui avaient une âme profonde, une âme profonde comme la rivière. Les anciens aujourd’hui ont déjà repéré des changements causés par l’exploitation de la terre, et ils ont dit que la couleur des rivières change, que l’eau est plus brunâtre. Alors ils sont inquiets pour demain et pour le futur de leurs petit-enfants et leurs arrières petits-enfants. La première chose précieuse que va noyer les barrages, c’est notre culture. Et notre culture est encore vivante.
Pour preuve, en 1999, dans le cadre d’une étude, la communauté de Ekuanitshit a fait l’évaluation de la disponibilité des plantes médicinales de notre milieu. Nous avons fait l’inventaire de plusieurs dizaines de plantes. En 2000, la communauté de Ekuanitshit a mis en place une pharmacie innu qui est disponible pour tout la population innu de Ekuanitshit. Ce projet réalisé vise une démarche qui cadre dans le concept du développement durable et d’une gestion intégrée des ressources du territoire. Il est essentiel pour nous de transmettre ce savoir à la jeune génération. Aujourd’hui en 2008, le territoire de cueillette des femmes devient de plus en plus petit, de plus en plus pollué, de plus en plus en danger par toutes les formes de pollution que sont les dépotoirs, les mines, la déforestation et maintenant les barrages hydro-électriques. [...]
Nous les Innu de Ekuanitshit entretenons une relation spéciale avec la terre et ses ressources. Et une relation encore plus particulière avec la rivière La Romaine. Par cette relation nous favorisons la continuité des cycles naturels de chaque espèce animale et notre mode de vie traditionnel sait respecter l’écosystème de la forêt. Les études menées n’ont pas pris en compte la complicité historique des Innu d’Ekuanitshit et du territoire concerné par le projet. Ce ne sont pas les Innu de Natashquan, de Unamen Shipi et de Pakua Shipi qui ont pagayé et portagé sur la rivière Romaine depuis des millénaires. [...]
Nous ne croyons pas que ce projet va améliorer nos vies en tant qu’Innu car le cadre et le système de valeurs établis par des non-autochtones ne permettent pas de déterminer correctement les vraies répercussions culturelles, sociales et économiques directes et indirectes sur notre communauté.
Que ferons-nous de cet argent si nous n’avons plus de territoire sur lequel nous pourrions développer notre économie et notre culture propres ? Que ferons-nous de toutes les redevances reçues en échange de cette exploitation si notre territoire se résumé à notre réserve où nous sommes déjà si serrés, dépendants et en souffrance ? L’alcool, le drogue, la violence dans notre réserve expriment un malaise profond. Est-ce que l’argent pourra résoudre ces problèmes s’il ne peut être utilisé pour retrouver notre indépendance économique et reconquérir notre dignité ? Quelles activités porteuses d’emploi pourrons-nous développer si nous n’avons plus de lieu pour les mener ?..."

Article paru dans "Les nouvelles" Survival, n° 70, janvier 2009 et repris avec l’accord de J.-P. Razon.