Assise : l’esprit de pauvreté

De Eva Wissenz, 4. janvier 2009

 

Mystique, sage et homme de paix, François est l’une des figures les plus fascinantes de la spiritualité occidentale.

Douze siècles environ après l’extraordinaire aventure du Christ, un nouveau Jésus naquit dans le cœur de l’Italie, en Ombrie, terre de verdoyantes collines, de forêts et de riches marchands dans une époque où chaque ville constituait un état à part entière. Depuis douze siècles, non loin de là, à Rome, Pierre avait tenu sa promesse et bâtit l’Eglise. Les catholiques organisaient le monde, édifiaient église sur église, orchestraient les Croisades contre les Infidèles, influençaient les souverains, engraissaient leurs prélats et protégeaient les moines copistes, traducteurs de textes anciens et passeurs de culture. C’est dans ce contexte que s’éveilla François.

Né à la fin du XIIe siècle dans une famille bourgeoise, fils d’un drapier, il eut une jeunesse batailleuse, idéaliste et brouillonne car les filles d’Ombrie étaient jolies et l’idéal chevaleresque à la mode… jusqu’au jour de son appel en l’église de San Damiano qui lui fit renoncer publiquement à toute richesse. François écouta l’appel, se dépouilla de ses vêtements et de ses possessions et s’en fut à pied convaincre le Pape qu’il fallait revenir à l’esprit de pauvreté absolue et de fraternité avec les créatures.

On lit dans les Evangiles des phrases d’une grande colère : Jésus renversant les étals des marchands gangrénant le temple sacré, incitant chacun à la recherche de la vérité, à la lutte contre les illusions et les mensonges du monde. Mais la colère ne traversa François que le temps de sa rupture avec le monde. Il reçut les stigmates, transforma sa colère en douceur et partit sur les chemins soulager les lépreux. Il créa une compagnie de frères mineurs, écouta les oiseaux et les abeilles lui murmurer des invites dans une relation à la nature si forte qu’il l’exprima dans son « Cantique des créatures ». Bouddha occidental témoignant d’une communion simple et directe avec toutes choses vivantes dans un texte facile, expression de sa foi joyeuse qu’il voulut partager avec tous et, pour ce faire, qu’il écrivit en dialecte et non plus en latin. François et sa rayonnante amitié avec Claire, François qui inspira des mystiques des villes voisines, Angèle da Foligno, Jacopone da Todi. François déclaré saint-patron de l’écologie depuis 1979…

J’espérais Assise depuis longtemps sans jamais avoir eu l’occasion d’y venir. J’avais étudié le « Cantique des créatures », touchée par sa simplicité. La lecture des « Fioretti » qui racontent des épisodes de la vie du saint m’avait émue. Et plus encore le film qu’en a tiré Rosselini, œuvre apaisante avec ces silhouettes de moines s’éparpillant dans la campagne comme de petits personnages de Giotto alors que le cinéma d’après-guerre était dominé par l’angoisse néo-réaliste. En arrivant vers la ville sainte j’avais tout cela en tête, les diverses formes de foi que j’ai pu rencontrer chez Pascale, Fannette, Cristina, Anna ou Stéphane, et une pensée encore pour des écrivains, Christian Bobin, Albert Cossery chantre des mendiants, Olivier Bleys qui fit un joli livre sur le « Jardinier d’Assise », me souvenant de quelques mots échangés un jour avec Théodore Monod à propos du dépouillement et de la marche.

De loin au bout de la route l’énorme basilique se dressait dans la brume à flanc de colline et je sentais en moi comme un glissement, une dérive que je n’aurais su définir. Il s’agissait probablement d’un rapport de taille car la silhouette gigantesque ne correspondant pas tout à fait à l’idée que je me faisais de la modestie franciscaine… mais peu importe et tant mieux si son message est honoré.

Je sais que le tourisme mange tout et n’attendais donc pas de merveilles, me préparant intérieurement à me concentrer sur la beauté sans me laisser atteindre par les éventuelles vulgarités. Dès les premiers pas dans la cité je fus rassurée : le lieu ne s’était absolument pas « montsaintmichélisé » comme dit une amie. Parfaitement conservée depuis des siècles, partiellement reconstruite après le tremblement de terre e 1997, la ville respire, sans invasion massive de souvenirs ni de gadgets dans les ruelles. Très peu de voitures, des balcons fleuris, des pavés propres, des gens calmes, des jeunes en Vespa, beaucoup de religieux en costume, des pétales à sécher dans un coin de rue pour créer des tapis de fleurs…Je me réjouis de voir que le tourisme de masse (et saint François étant le patron de l’Italie les masses doivent venir en nombre) n’a pas tout dévoré… Un aspect sobre donc qui m’apaise jusqu’à la basilique même où je feuillette les fresques comme un fabuleux livre de peinture, des visages et des détails longuement étudiés jadis et devenus si familiers.

Deux basiliques sont superposées sur la colline. La première fut consacrée en 1253, une trentaine d’années après la mort de François par le frère Elie qui imagina cet énorme édifice. Puis vint la seconde décorée par Giotto. L’exemple de François fut donc si puissant qu’il inspira les peintres au point de leur permettre de renouveler complètement leur art. Car ici s’arrêtent en Occident les icônes byzantines figées, ici commence la peinture qui s’anime, qui représente la nature, la vie quotidienne, les visages des uns et des autres. Cimabue, Duccio, Simone Martini, Giotto et leurs apprentis préparèrent dans cet immense chantier les fondements de la Renaissance qui aboutira à Florence un peu plus tard. Dans ce monde où bas-reliefs sculptés et crucifix peints proliféraient mais où les images étaient encore rares, une nouvelle manière de regarder, et donc de percevoir, s’inscrivait sur ces fresques. Et c’est tellement énorme là encore ces chapelles et ces murs, ces alcôves et ces autels… en fallait-il autant ?

En sortant, évidemment, la boutique de la basilique - LA boutique qui aligne des murs de croix, pendentifs, statuettes, cadres, images du saint made in China. Ne nous leurrons pas, l’industrie du souvenir religieux se fait discrète à Assise mais elle est bel et bien là. François ayant été si sincère, pourquoi n’avoir pas proposé aux fidèles des souvenirs sincères, fabriqués ici, modestes et dont le produit irait directement à des oeuvres ? Un Tau de bois en pendentif ou une corde à nœuds par exemple. Enfin proposer pour une fois autre chose que l’idolâtrie de bazar… parce qu’il ne s’agit pas d’autre chose.

A Assise, c’est en fait un peu plus haut, devant la façade romane de San Rufino que je ressentis le mieux l’esprit du message franciscain : douceur, honnêteté, modestie. La ville fait partie du patrimoine mondial de l’UNESCO depuis 2000 mais conserve quoi exactement ? Des architectures et des peintures ? Pour refaire le puzzle des 300 000 pièces de fresques de Giotto détruites par le séisme ? Mais si les catholiques savent que la vie est transitoire et que le devoir de charité est sacré, ne valait-il pas mieux laisser tout cela retourner à la poussière et utiliser les fonds à nourrir, soigner, protéger ceux qui en ont le plus besoin ? Mais il est vrai que je n’ai pas vu de mendiants à Assise (1). Le décor est parfaitement conservé mais l’esprit de François ne l’est pas, le site est vide de toute spiritualité sincère et me voici soudain au cœur d’une absurdité colossale qui me ragaillardit : l’esprit ne se conserve pas ! Il circule, libre, autrement, ailleurs – Assise comme tant d’autres sanctuaires n’est plus qu’un décor, une scène où le rideau est tombé une fois pour toutes après la mort de François et basta.

J’ai envie de prier, besoin surtout de me recueillir et, si je peux évidemment le faire n’importe où, le voyage à Assise prenait à mes yeux un caractère particulier. J’avais envie de me recueillir ici moi aussi ! De nature plutôt optimiste, je m’en vais donc chercher consolation à Santa Maria degli Angeli, à quelques kilomètres de là. C’est ici que François construisit de ses mains une minuscule chapelle, ici qu’il consacre son amie Claire « épouse du Christ », ici qu’il mourut, ici que s’incarne le message final des Franciscains où l’esprit de pauvreté se voit dans la 7e plus vaste basilique la chrétienneté... L’énorme construction recouvre là-encore la modestie de François. On entre dans ce hall baroque, un hall de gare du 16e s. qui pourrait héberger 300 familles, au centre duquel se dresse la minuscule chapelle de la Porziuncola où des fidèles se figent en prière… Personne ne conteste ? Personne ne refuse de déposer la moindre prière dans ce lieu sacrilège ? Non. Silence docile. L’espace sacré de la cahute est entouré de cordes, on peut y entrer mais les photographies sont interdites pour ne pas troubler la sacralité du lieu. On peut déposer des offrandes à tous les piliers. On se moque du monde.

J’abandonne alors les églises une fois pour toutes et m’en vais tenter ma chance à l’Eremo deicarceri, sur les flancs du Mont Subasio peut-être… François et ses disciples venaient ici, seressourcer dans la nature, retrouver l’esprit, l’élan, la force peut-être, je ne sais plus.
Bernardin de Sienne fonda l’ermitage au 14e s. au milieu d’une forêt de chênes verts où piaillent leslointains cousins des oiseaux amis de François. Un groupe de touristes, de la pierre, un sentier, les toilettes, ce chemin sans issue, cet autre en travaux, taxis à l’entrée, boutique de bibelots.
C’est par où la sortie ?

François fut un homme discret et incontestablement déterminé mais il faut s’interroger sur la réalité de son héritage spirituel. Qui est revenu au Très-Bas après lui ? Comment put-il être trahi à ce point ? Comment n’anticipa-t-il pas toute la récupération de son message ? Présent partout en Ombrie, chacun se revendique de sa simplicité, de son détachement, de sa gentillesse, l’humilité est devenue un argument de promotion et personne n’en rougit. Mais, complètement absent, François est paradoxalement présent partout y compris sur les caisses des supermarchés. Tristesse.

Quelque temps plus tard je passais à Gubbio. Un jour François y avait apprivoisé un loup féroce qui terrorisait les habitants. Il lui avait parlé, d’animal à animal, depuis son cœur paisible vers sa colère de fauve. Comme on l’a vu souvent, le pacifiste a apaisé le guerrier qui n’attendait que cela. Par chance, j’ai croisé le descendant du loup. Errant dans les ruelles désertes, il n’a plus personne à qui causer, il lui faut une

autorisation pour hurler, quatre vaccins et une norme européenne pour avoir le droit de se reproduire dans un parc protégé de la férocité des hommes alors, forcément, il déprime.

Eva Cantavenera
(Juin 2008)

(1) L’absence de mendiants à Assise s’explique par une décision du maire, Claudio Ricci, d’interdire la mendicité à moins de 500m des églises, places et bâtiments publics, "pour préserver le caractère sacré d’Assise".
Commentaire du Père Vincenzo Colli, responsable du couvent franciscain d’Assise : "Il est difficile de dire ce que ferait aujourd’hui saint François car les temps ont changé" et d’ajouter "Mais il préconisait de recourir à la mendicité seulement lorsqu’il n’était pas possible de se sustenter en travaillant" (Sources : Figaro du 27/04/2008 ; La Dépêche du 28/04/08).
Rappelons que les Franciscains sont un ordre mendiant...
Sur cet épisode, une chouette chronique des Carnets de l’ours.

Lire aussi :
Le Très-Bas, C. Bobin chez Gallimard.
Mendiants et orgueilleux, A. Cossery, chez Joëlle Losfled.
Le Chercheur d’absolu, T. Monod, au Cherche-Midi.
L’Esprit de pauvreté, E. Wissenz