La crise, les baleines et nos lunettes - avec Jean Malaurie
Voici ce que dit Smohalla de la tribu des Nez-Perçés, vers 1850 : "Mes jeunes gens ne travailleront jamais, les hommes qui travaillent ne peuvent rêver ; et la sagesse nous vient des rêves" ("Pieds nus sur la Terre sacrée", in Hymnes à la Terre-Mère).
Il semble que la crise actuelle surprenne.
1929 brandit comme un terrifiant épouvantail-mantra "la crise de 29 la crise de 29 la crise de 29 la crise de 29".
Mais des crises il y en eut d’autres, à y regarder de près il semble même que l’état de crise soit une constante de l’ère industrielle.
Entre 1893 et 1896 les Etats-Unis traversent une crise économique grave, si grave que des millions de chômeurs se retrouvent sur les routes. Un jour, un industriel un poil idéaliste, Jacob S. Coxey, décide d’une marche de 100 000 chômeurs sur Washington pour réclamer du travail.
En Orégon, Californie, Idaho ou Montana, de petites armées spontanées se mettent ainsi en route, dirigées par Coxey, Fry, Galvin, Kelly... elles sont composées de wobblies (Industrial Workers of the World). Au final, ils ne seront pas si nombreux, gagnent souvent le soutien de la population mais se font bêtement arrêter à Washington pour avoir... marché sur les pelouses du Capitole !
Jack London les a croisé mais l’écrivain n’a pas fait grand-chose de cet épisode, du moins pas autre chose qu’une brève chronique. C’est Joe Hill (1877-1915) la grande plume du mouvement. Ce beau Suédois émigré aux Etats-Unis pour y chercher du travail fait partie de la horde des hobos, ces travailleurs saisonniers qui vivent souvent d’expédients tenant à leur liberté autant qu’à leur honnêteté. Poète, dessinateur, il a écrit des chansons encore chantées pendant les grèves et réunies (avec d’autres) dans le Little Red Song Book de l’IWW — publication ouvrière américaine la plus diffusée. C’était une crise de travail à un moment où le travail avait un sens qu’il n’a plus guère. Les chômeurs voulaient du travail et ils l’eurent : on leur fit démonter les trams’ des villes américaines, construire des routes et des routes pendant que l’industrie automobile explosait avec le succès que l’on sait ainsi que l’explique Edward Bernays, ce neveu de Freud qui appliqua la psychanalyse au commerce en inventant le marketing.
Encore une crise juste avant la Première Guerre mondiale, puis celle de 1929, puis celle de la Seconde Guerre mondiale, puis 1968, le Premier choc pétrolier (1973-1978 avec l’Opep), le Second (1978-1982 avec la révolution iranienne), le Troisième (2003/2005-2008 et ce n’est pas fini), les hauts et bas du foncier, la crise écologique, la crise alimentaire, celle de la vie chère (qui me permet en 20 ans d’observer qu’avec 15 euros je peux tout juste aller au cinéma et manger une glace, alors qu’avec cette même somme en francs d’il y a dix-douze ans je pouvais faire des courses pour trois repas et aller au cinéma), sans compter enfin toutes les crises de la majorité des pays de l’Argentine à la Pologne en passant par l’Afghanistan et l’Indonésie où la question de la place cinéma n’est plus si pertinente.
Cet état réel de crise (que N. Klein appelle "stratégie du choc") dilué par des tonnes de conflits qui ne nous touchent plus et des tonnes de gadgets à l’utilité contestable reste donc finalement très peu visible.
Peu visible, peu perceptible.
Alors quoi ? Qu’est-ce qui se passe ?
Ce qui est en crise c’est une certaine vision du monde, un chapelet de croyances, une soit-disant répartition des richesses, un modèle dominant... Mais d’autres choses vont se mettre en place et le moment de crise, - sans en minimiser la difficulté et surtout les victimes directes -, doit devenir un moment d’espoir, de reprise en main, de libération de la créativité, de nettoyage de lunettes.
Il faut que les chômeurs qui vont descendre dans les rues demandent non seulement un travail mais voient aussi plus loin que le bout de leur nez (et de leur sécurité immédiate) pour chercher à redéfinir le travail et rendre le besoin d’activité réellement constructif. Parce que du travail, des choses à faire, il y en a... dans le domaine des énergies, des soins, des logements, du traitement des déchets, de l’éducation, des droits humains... on dirait même qu’il y a pratiquement tout à faire ! Et je ne compte plus le nombre croissant de gens en grand écart permanent entre un "travail" alimentaire souvent absurde et une hyper-activité non-rémunérée dans ces domaines, justement, où tout est en train de se dé- et/ou re-faire !
En 1999, voici ce que Jean Malaurie répondait au journal Le Monde qui l’interrogeait sur ce qui lui semblait être important en cette fin de 20e s. : " ’L’émergence des peuples premiers ; la découverte de la diversité et de la complémentarité des cultures du monde.’ Les peuples premiers doivent être appréciés dans le temps long de l’Histoire, et comme en réserve. Dans la crise majeure que l’Occident traverse, ils peuvent nous faire bénéficier de leur philosophie et leur esprit créatif. [...] La crise est profonde. Il est même désormais des chrétiens athées. Roger Bastide, l’un des grands maîtres méconnus de la sociologie contemporaine, nous rappelle que ’la pensée africaine est une pensée savante’ ; il en est de même pour l’Arctique." (p. 11)
Ce mot d’émergence pourrait faire débat puisque ces peuples existent évidemment bien avant que nous, Occidentaux, nous apercevions de leur existence... et tout le fantastique livre de Malaurie sur L’allée des baleines ne parle d’ailleurs que de cela : que regarde-t-on ? d’où ? et comment voit-on ?
En 1976, l’allée des Baleines, colossal sanctuaire Inuit de Sibérie a été "vue pour la première fois". Pourtant en 1828 le capitaine Fedor Lütke, qui cartographia la région, y compris l’île d’Arakamchechen face à laquelle se dressent les énormes ossements savamment agencés, ne vit rien, ne mentionna rien. L’antropo-géographe et éthno-historien Malaurie mène donc l’enquête.
"Ce silence du capitaine Fedor Lütke est extraordinaire. Tout se passerait, en effet, comme si le capitaine James Cook n’avait pas rapporté, en mars 1774, avoir vu les statues de pierre de l’île de Pâques sur les pentes du volcan Rano-Raraku. Mais l’histoire de la recherche présente des exemples de telle myopie, et jusque dans des expéditions considérables. Qu’est-ce que découvrir ? s’interroge Friedrich Nietzsche. ’Ce n’est pas d’apercevoir le premier quelque chose de nouveau, mais de voir, comme d’un œil neuf, la vieille chose depuis longtemps connue, que tout le monde a déjà vue sans la voir, qui distingue les esprits vraiment originaux.’ (in Humain trop humain)" (p. 87)
En nettoyant mes lunettes, il me semble que l’histoire de la crise (et par conséquent celle de notre modernité) semble elle aussi effroyablement affectée de myopie.
Nous fonçons dans le mur et nous ne le voyons pas.
Et pourtant, il y en a plein qui nous l’avaient bien dit !!!
Alors les hommes ? Myopes et sourds ?
Eva Cantavenera
Février 2009
E. Bernays, Propaganda, La Découverte, 2007.
J. London, La Route, éd. Phébus, 2001.
J. Malaurie, L’allée des baleines, éd. Mille et unes nuits, 1999 - voir aussi Neurones Inuit.
F. Rosemont, Joe Hill — Les IWW et la création d’une contre-culture ouvrière révolutionnaire, Éditions CNT-RP, 2008. Des extraits sur Poïesique.