Le carton et le pull-over

De Citations et invités, 18. mars 2012

 

Prenant de ses nouvelles, Danièle Secrétant m’a fait le plaisir de me faire lire cette nouvelle d’elle il a quelques semaines. J’ai aussitôt eu envie de la publier ici parce qu’elle m’a rappelé ce grand plaisir de lecture de Rosa Candida et qu’elle croise quelques thèmes qui me sont très chers. Bonne lecture !

Aujourd’hui le vent mugit. Dressé devant lui, je le brave et je l’apostrophe. Il pourra bien continuer à mugir et rugir, souffler et siffler, brailler et s’époumoner, moi seul apporterai les réponses. Nous aimons ces joutes au sujet du monde. Je pose des questions, et s’il sait qu’il n’a rien de mieux à proposer que ses mugissements et ses rugissements, ses soufflements et ses sifflements, ses braillements et ses époumonements, il essaie pourtant de trouver autre chose. À la fin, épuisé et vaincu, il se tait. Il rase le sol, il reste coi planqué dans les herbes folles. Mais je devine sa présence à leur légère houle, je suis sa trace.
Siam avait accepté de vivre avec moi parce que je parle au vent. Elle a rapidement trouvé que c’est insupportable. Que ce caillou m’a rendu fou et qu’elle refusait de sombrer dans ma folie à son tour.
Maintenant que je suis seul, qu’est-ce qui me reste du monde, dont Siam est un morceau gracieux et charmant, peau douce et parfumée, cheveux fous et voix de sirène, rire perlé et colère de volcan ?
Rien. Ou pas grand chose. J’en ai fait la liste.
Elle m’a laissé l’ordinateur. Normal, je l’ai acheté grâce à un crédit longue durée, je n’ai pas terminé de le payer. J’ignore pourquoi, la pauvreté me colle à la peau, impossible de m’en débarrasser. Tu n’es qu’un rêveur obstiné, a-t-elle affirmé, un rêveur indécrottable et au final, un insupportable rêveur. Je n’ai pas d’avenir avec toi, la vie ce n’est pas un rêve, c’est un combat. Bien. Les combats, c’est très exactement ce que j’ai cherché à fuir en m’installant sur mon île.
Je possède donc un ordinateur et une île.

L’île, c’est grâce à Gustav. Il me l’a léguée sous condition que je m’occupe de Loup, son chien. Je devais également y vivre seul. Je dois reconnaitre que concernant cette clause, je n’ai pas été très honnête en faisant venir Siam dès que le notaire s’était désintéressé de l’affaire. Siam était ravie d’être le Vendredi de Robinson, mais le ravissement l’a quittée. Alors elle m’a quitté.
Quand Loup sera mort – il est très vieux et aurait dû rejoindre le paradis des siens bien avant Gustav, – j’ai des instructions. Loup sera enterré sous un arbre, la truffe face à la mer. Va savoir pourquoi, Gustav a passé l’arme à gauche à 50 ans. Il était en pleine santé, et le lendemain il était mort. Lilou l’a trouvé le jour où elle lui apportait des provisions.
Loup l’attendait, très calme. Il l’a guidée jusqu’à Gustav en la tirant par le bas de son pantalon qu’il avait saisi dans ses crocs. Lilou a tout de suite compris que quelque chose de grave s’était passé. Loup l’a lâchée devant Gustav qui était couché sur le dos, tout raide, un sourire sur les lèvres et les yeux grands ouverts. Lilou lui a fermé les yeux. Alors, alors seulement, Loup s’est mis à hurler comme savent le faire les chiens qui sont des loups et les loups qui savent aimer souvent mieux que les hommes.
Je possède donc un ordinateur, une île et un Loup.

L’île est minuscule et proche du continent. Je pourrai continuer à parler au vent, à Loup et aussi à Lilou. Lilou, comme son prénom ne le laisse pas deviner est une très vieille femme. En fait, elle ressemble à un homme dont elle a la carrure et les moustaches. Mais aussi une sacrée poitrine ! Une poitrine qui me donne des envies de tétées. Quand j’ai dit ça à Siam, elle m’a regardé d’un air effaré. J’aurais dû me taire au sujet des seins de Lilou, il me semble qu’à dater de cette confidence Siam est devenue distante.
Une fois par semaine si le temps le permet, Lilou fait la traversée, du continent jusqu’à mon caillou. C’est ainsi que Siam a appelé mon île, mon Eden, mon paradis perdu depuis qu’elle s’est envolée. Elle n’en pouvait plus de cette solitude. Les récits gravés dans les pages du ciel l’ennuyaient, la lamentation des vagues fracassées contre les rochers l’effrayait, le chant mélancolique de la mer chevauchée par les grands paquebots blancs lui donnait envie de hurler, elle ne supportait plus le murmure ou les rugissements des vents dans les arbres torturés par des siècles de bourrasques infernales. Quand aux oiseaux, a-t-elle affirmé le jour de sa grande colère, je rêve de les plumer. Tous. Qu’on ne les entende plus ! Et moi, je m’en vais ! Je partirai avec Lilou ! Je grimperai dans son bateau, je ne reviendrai plus ! Tu te débrouilleras avec le vent puisqu’à lui, tu sais si bien parler !
J’avais ri. Je ne l’avais pas crue.
Je croyais que je resterais à tout jamais son prince ouïghour, son joueur de tambour, son ménestrel, c’est ainsi qu’elle m’appelait. Jusqu’au jour maudit où elle a déserté l’île.

Une île, un ordinateur, un Loup, une Lilou.
Lilou m’a prévenu. Quand je ne pourrai plus la payer, elle ne viendra plus sur mon île. Elle m’a demandé si j’avais encore de l’argent. J’en ai encore un peu, légué par Gustav avec l’île.
Une île, un ordinateur, un Loup, une Lilou, très peu d’argent.
Siam en partant m’a porté deux méchants coups. D’abord elle m’a quitté, me laissant seul sur mon caillou, pardon, mon île. Je dois faire attention, mon île déteste qu’on la traite trop souvent de caillou. C’est le premier coup. Le deuxième, elle est partie avec les livres. Je les avais lus et relus, ils étaient mes compagnons de route. J’aurais dû m’interposer lorsqu’elle les a embarqués. Elle ne m’a laissé que la Bible. Pour un type qui parle au vent, c’est bien assez, a-t-elle assuré. Après que le bateau qui emportait Siam, Lilou et les cartons de livres n’a plus été qu’un point sur l’horizon, je me suis senti tout nu.
Une île, un ordinateur, un Loup, une Lilou, très peu d’argent, une Bible.
J’ai fait l’inventaire de ce qui me reste à manger. Je dois tenir jusqu’à ce que Lilou revienne. Elle seule décide de ce qu’il faut acheter. Elle se trompe rarement, puisque je ne manque de rien. Elle oublie parfois le thé. Ou le sel. Je peux m’en passer. Elle m’a prévenu. Elle ne mettra pas les pieds dans une librairie, ni dans un magasin de vêtements. Si je veux des livres ou des chaussettes, je n’ai qu’à monter dans son bateau et faire moi-même ce genre d’achat. Lilou ne comprend pas que l’on dépérisse sans livres. Elle ne comprend pas non plus que l’on ait besoin de changer de vêtements. Elle porte les mêmes depuis que je la connais, ils ne ressemblent à rien. En ce qui concerne les vêtements, je partage son avis. Mais j’ai un problème. Je me suis installé sur l’île au printemps et nous sommes bientôt en hiver. Il fait froid sur l’île en hiver, Gustav le répétait souvent.
Une île, un ordinateur, un Loup, une Lilou, très peu d’argent, une Bible, de quoi manger pendant … dix jours, pas de livres-romans-nouvelles-essais-philosophie-arts et sciences, pas de vêtements chauds.
Je suis incapable de quitter l’île, elle m’a ensorcelé. Mais je ne veux pas finir comme Gustav. Aujourd’hui en bonne santé et demain mort, couché sur le dos, tout raide, un sourire sur les lèvres et les yeux grands ouverts. Lilou me fermerait les yeux, mais qui s’occuperait de Loup ?

Sur mon île, internet fonctionne quand ça lui chante. Un jour oui, trois jours non, cinq jours oui, une heure non. Ça ressemble à un code que je ne sais pas déchiffrer. Il arrive parfois des choses étranges avec cet internet de mon île. Deux mois après que je me suis installé, j’ai reçu un message. Il venait de Frando et Moha, un couple qui cherchait un endroit où créer une ferme. Ils développaient un projet de permaculture, un truc dont je n’avais jamais entendu parler. Un jour où internet stationnait sur mon île, je suis allé aux renseignements.
La permaculture est une science systémique qui a pour but la conception, la planification et la réalisation de sociétés humaines écologiquement soutenables, socialement équitables et économiquement viables. Elle se base sur une éthique, dont découlent des principes et des techniques permettant une intégration des activités humaines avec les écosystèmes.
Voila ce que j’ai trouvé sur Wikipédia. Ce qui n’a pas répondu à cette interrogation. Comment Frando et Moha sont-ils arrivés chez moi ?
J’allais leur demander quand internet s’est absenté. Et Siam m’avait conseillé de faire attention. Cette proposition de permaculture venait peut-être d’une secte.
Une île, un ordinateur, un Loup, une Lilou, très peu d’argent, une Bible, de quoi manger pendant … dix jours, pas de livres-romans-nouvelles-essais-philosophie-arts et sciences, pas de vêtements chauds, internet quand ça lui chante.
Petit à petit, un dialogue s’est installé entre Frando, Moha et moi. Mais c’est difficile. D’abord parce que mon île m’absorbe, ensuite, je l’ai dit, internet s’en va et s’en vient comme il le veut. Et lorsqu’il s’en vient, moi souvent je m’en va. Toujours cette île, ce vent, les balades avec Loup, les arrivées et les départs de Lilou. Il me semble pourtant que je peux considérer Frando et Moha comme des amis.

Une île, un ordinateur, un Loup, une Lilou, très peu d’argent, une Bible, de quoi manger pendant … dix jours, pas de livres-romans-nouvelles-essais-philosophie-arts et sciences, pas de vêtements chauds, internet quand ça lui chante, et deux amis que je n’ai jamais vus.
Quelques jours après la fuite de Siam, je leur ai envoyé un message. Je leur ai tout raconté.
Aujourd’hui, Lilou a accosté sur mon île. Elle a débarqué les provisions, puis elle est venue me chercher afin que je l’aide à les porter dans ma maison. Maison est un bien grand mot. Cabane conviendrait mieux, je pense. Mais dans cette maison-cabane, Gustav avait prévu un minimum de confort. Sur cette île-caillou, un minimum de confort est une chose importante. Surtout avec cet hiver qui s’annonce.

Lilou et moi, nous avons transporté les provisions qu’elle empile toujours dans des cagettes en plastique. Je déteste le plastique. Lilou rétorque que des cagettes en bois fondraient sous les embruns ou seraient rongées par le sel. Alors nous nous coltinons les cagettes en plastique. Ensuite, elle m’aide à ranger. Puis nous nous asseyons sur un rocher et nous laissons le mouvement de la mer nous emporter. Il m’arrive quand même de lorgner sur ses seins. Elle le sent, elle me donne une tape sur la cuisse et prétend que je devrais retourner sur le continent. Je lui réponds que j’ai une île, un ordinateur, un Loup, une Lilou, très peu d’argent, une Bible, de quoi manger pendant … dix jours, pas de livres-romans-nouvelles-essais-philosophie-arts et sciences, pas de vêtements chauds, internet quand ça lui chante, deux amis que je n’ai jamais vus et une maison-cabane avec un minimum de confort. Qu’est-ce que j’irais faire sur le continent ?
Elle soupire. Aujourd’hui, après son soupir elle a poussé un cri, elle a dit qu’elle avait failli oublier. Que moi, l’île et le vent, nous finirions par lui faire perdre la tête à elle aussi.
Elle doit me remettre un carton. Un carton ? Oui, un carton qui est arrivé à la Poste avec ton nom, et pleins de timbres et de tampons, j’aimerais que tu me donnes les timbres. Commence par me donner ce carton. Comment est-il arrivé à la Poste avec mon nom ? Qui connait mon nom ? Comment est-il arrivé jusqu’à toi ? Lilou a haussé les épaules et m’a conseillé d’en parler au vent.
Puis nous sommes allés chercher le carton, un carton très gros et très lourd.
Il y a bien mon nom inscrit sur le carton. Il y a aussi celui des expéditeurs. Frando et Moha.
J’ai décollé les timbres et je les ai donnés à Lilou. Elle est partie. J’ai regardé son bateau s’éloigner. Quand il n’a plus été qu’un point sur l’horizon, je ne me suis pas senti tout nu. Je n’entendais plus le vent. Que contenait ce carton ? Il ne tenait qu’à moi de le découvrir. Je me suis muni d’un couteau très pointu et j’ai tourné autour du carton. Bon. Il faut se décider, j’ouvre.

Deux petites enveloppes et une très grande assez dodue.
Dans la première petite enveloppe, une lettre de Frando.
Cher ami. J’ai choisi dans ma bibliothèque quelques livres qui devraient vous plaire et vous aider à passer l’hiver. J’ai opéré un classement. Vous trouverez, dans la couche supérieure si je peux m’exprimer ainsi, des romans dont je pense qu’ils sont de la littérature généreuse. Vous comprendrez sans doute ce que j’entends par là. Sur chaque livre de toutes les couches, j’ai collé un post-it avec un commentaire personnel. J’espère qu’en retour, vous me ferez part de vos sentiments de lecteur.
Dans la couche suivante, une sélection de romans plus graves, propres à favoriser la réflexion sur la condition humaine. Une de vos préoccupations, me semble-t-il.
En troisième couche, quelques ouvrages sur diverses questions de société mais aussi plusieurs essais scientifiques bien ciblés. J’ai cru comprendre qu’entre-autres, vous vous intéressez aux vents.
Plus bas, les philosophes. Œuvres fondamentales, commentaires sur ces œuvres, commentaires sur les commentaires de ces œuvres, vous savez comment sont les philosophes.
Pour le repos de l’esprit, je propose une couche de romans policiers. J’ai choisi ceux que je pense être les meilleurs, bien entendu.
Enfin, au fond du carton (il ne s’est pas déchiré j’espère) je vous ai glissé quelques livres d’art, dont un magnifique sur l’œuvre de Bosch. Votre vie intérieure, pour ce que vous m’en avez livré, ressemble à l’univers de ce peintre. Je pense en particulier au tableau Le voyageur. Pas celui que l’on sous-titre Le marchand et que l’on découvre lorsque le triptyque du Char à foin est refermé. Non. Je pense plutôt au Voyageur, ou Le fils perdu, cette huile sur un panneau de bois rond. Les deux figures se ressemblent d’ailleurs. Oserais-je suggérer que vous en êtes une troisième ?
Nous espérons vous rendre visite sur votre île au printemps. Cela me permettrait de vous comprendre mieux. Vous paraissez être un homme…singulier ?
Bonne lecture et très amicalement. Frando.
Dans la deuxième petite enveloppe, une lettre de Moha.

Cher ami. Dans la grande enveloppe dodue, vous trouverez un pull-over tricoté par mes soins. Frando ne vous l’écrit pas (il aime bien tirer la couverture à lui !), mais j’ai largement contribué à la constitution des couches de livres. Nous avons également puisé dans ma bibliothèque. Cette opération nous a pris plusieurs soirées, et je dois dire également que cette opération a animé plusieurs soirées. Débats et engueulades, mais aussi débats et fous-rires. Nous avons fait le point sur ce que nous aimons et sur ce que nous n’aimons pas dans toute cette littérature. Et c’est bien compliqué d’essayer de se mettre à la place de quelqu’un que nous ne connaissons que virtuellement. J’espère que nous avons fait de bons choix et que vous aimerez ces livres comme nous les avons aimés.
C’est une part de nous que nous vous léguons. Car bien entendu, ces livres, vous les garderez.
Le pull-over aussi. Sauf si vous ne pouvez pas le porter. Faites-en alors des chiffons ou habillez un épouvantail, ce que fais avec nos vieilles frusques.
Pour la taille, j’ai imaginé que vous aviez, peu ou prou, la même que Frando. Si le pull-over est trop petit, ou trop grand, faites le moi savoir quand l’internet de votre île (comme vous l’appelez) veut bien séjourner chez vous. J’en tricoterai un autre, j’adore ça.
J’ai dû me creuser la tête pour imaginer qu’elle serait la couleur qui vous irait et qui vous plairait. Pourvu que je ne me sois pas trompée ! J’ai consulté une tonne de catalogues afin de trouver un modèle compatible avec une île hantée par les vents, et j’ai choisi une laine douce et soyeuse.
Vous devriez avoir bien chaud dans ce pull-over et passer un bon hiver.
Je me joins à Frando en ce qui concerne le très amicalement. Moha.
P-S : J’ai parfumé le pull-over de quelques gouttes d’essence de lavande.

Une île, un ordinateur, un Loup, une Lilou, très peu d’argent, une Bible, de quoi manger pendant … dix jours, pas de livres-romans-nouvelles-essais-philosophie-arts et sciences, pas de vêtements chauds … (Non, ça ce n’est plus vrai, à rayer,) internet quand ça lui chante, deux amis que je n’ai jamais vus, une maison-cabane avec un minimum de confort, et surtout, surtout, un carton rempli de livres et un pull-over parfumé d’essence de lavande.
Je vais aimer cet hiver.

Pour Monique, François, Justine, David,…et Blups.

Danièle Secrétant
Octobre 2011

(c) Danièle Secrétant