L’échange sans parole - Hervé Kempf (le langage 1)

De Citations et invités, 18. mars 2009

 

« Qu’est-ce que l’homme ? La parole ? Cette réponse lapidaire ne saurait, certes, nous satisfaire. Mais, incontestablement, la parole est constitutive de ce qui fait l’homme. "Le langage est aussi caractéristique de l’homme que l’outil", insiste l’anthropologue André Leroi-Gourhan.
Or, le capitalisme, dans sa forme la plus avancée, la plus expérimentale, exclut la parole de l’échange : la pornographie et ses actes sexuels sans préliminaires ; la prostitution muette, une large part du trafic conduisant à ce que celles-ci se retrouvent dans des pays dont elles ne parlent pas la langue ; l’élimination progressive des caissières et caissiers afin que le client enregistre lui-même les produits qu’il achète ; les bébés, embryons, gamètes, dénués de parole mais de plus en plus échangés ; l’endoctrinement publicitaire préparé par la télévision pour les bébés ne sachant pas parler. L’idéal capitaliste se révèle ici : un univers où les moyens seront parfaitement ajustés aux fins, d’où sera donc éliminé ce facteur d’imprécision, de flou, d’hésitation, de poésie, de jeu, qu’est le théâtre que se jouent les humains quand ils échangent de la nourriture, du désir, du feu ou de l’esprit. Le capitalisme veut éliminer le langage. Si l’on admet l’hypothèse que le langage est une part inséparable de l’humain, le capitalisme veut éliminer l’humain.
C’est pour cette raison que le capitaliste insiste autant sur la technique comme solution de la crise environnementale, qu’il ne compte au fond que sur la technique pour résoudre les problèmes de l’évolution humaine que son déferlement excite et amplifie. Totalement cohérent, il rêve de se passer du langage, c’est-à-dire des humains, en laissant les machines opérer la remise à niveau. Dans la téléologie capitaliste, les machines communiquent entre elles par le langage numérique définitivement débarrassé, dans des enchaînements d’algorithmes où chaque chose peut être ramenée à une précision infinitésimale de oui et de non, de 0 et de 1, des innombrables nuances du langage humain, ce verbe libre que ne peut enfermer l’ombre de la rationalité, parce qu’il entretient avec l’esprit une relation jamais rompue mais toujours rebelle. »

In Pour sauver la planète, sortez du capitalisme de Hervé Kempf, (c) Seuil, 2009. Mis en ligne avec l’aimable autorisation de l’auteur.