Séparer le blanc du noir

De Eva Wissenz, 15. septembre 2009

 

Signifiant « mettre, vivre à part » en afrikaans, l’apartheid fut un système politique mis en place par le Parti National en Afrique du Sud de 1948 à 1991. Un racisme officiel où l’ensemble des postes clefs et des richesses du pays étaient aux mains des Afrikaners (ou Boers), ces descendants de colons néerlandais, allemands, danois ou français qui parlent l’afrikaans, sont en Afrique depuis plusieurs générations et ne se reconnaissent plus dans la lointaine Europe. Ce sont des calvinistes convaincus d’être un peuple « élu ».

Après les deux guerres des Boers où une certaine entente s’établit entre les Afrikaners et les colons Anglais locaux, l’apartheid divise la société en 4 catégories : les Blancs (Afrikaners et Anglais, soit 21 % de la population sud-africaine en 1950) ; les Indiens travaillant dans les plantations de canne à sucre (3% de la population) ; les Coloured qui regroupent les Malais du Cap et les métis entre Blancs et Hottentots (peuple de pasteurs décimés par les colons Hollandais) remontant aux 16e s. et 17e s. (soit 9% de la population), et enfin, les Bantous répartis en une dizaine d’ethnies dont les deux plus importantes sont les Xhosas et les Zoulous, all black out. Ces ethnies vivaient à 80% en zone rurale et représentaient 67% de la population.

Après avoir assis leur autorité locale avec les deux guerres des Boers (qui virent l’apparition des premiers camps de concentration), c’est pour continuer à protéger leur pouvoir et leurs richesses que les autorités mirent en place ce système qui confinait les Noirs dans deux régions du pays, le Natal et le Cap. L’apartheid s’inspire des lois ségrégationnistes des États-Unis contre les Noirs et des politiques indigènes menées au Canada avec les Indiens, en Australie avec les Aborigènes et en Nouvelle-Zélande avec les Maoris. Ainsi, le Native Land Act (« loi sur la propriété foncière indigène ») interdit aux Africains d’être propriétaires de terres en dehors des « réserves » indigènes existantes et seuls 7 % de la superficie totale du pays leur sont attribués. L’apartheid a également été appliqué de 1959 à 1979 en Namibie. Dans sa jeunesse (entre 1893 et 1915), Gandhi est allé en Afrique du Sud pour défendre les droits des travailleurs indiens. Il y a élaboré ses convictions de désobéissance civile non-violente.

L’apartheid a été un système politique et économique "(...) qui se servait du racisme pour imposer un ordre extrêmement lucratif en vertu duquel une petite élite blanche tirait d’énormes profits des mines, des exploitations agricoles et des usines de l’Afrique du Sud parce que les membres de la vaste majorité noire n’avaient pas le droit de posséder la terre et devaient fournir leur travail à une fraction seulement de sa valeur - en cas de rébellion, ils étaient battus et emprisonnés. Dans les mines, les Blancs gagnaient jusqu’à dix fois plus que les Noirs ; comme en Amérique latine, les grands industriels comptaient sur l’armée pour faire disparaître les ouvriers récalcitrants. La Charte de la Liberté faisait état d’un consensus bien établi au sein du mouvement de la libération, à savoir que la liberté ne serait pas assurée le jour où les Noirs prendraient les rênes du pouvoir. Il fallait aussi que les richesses enfouies dans le sol, confisquées de façon illégitime fussent redistribuées à la société dans son ensemble." (1)

Nelson Rolihlahla Mandela est né en 1918 en Afrique du Sud. Il intègre l’ANC (African National Congress, parti d’opposition créé en 1912) en 1944 et participe à la lutte non-violente contre la mise en place de l’apartheid, notamment avec la Charte de la Liberté qui imagine un pays sans apartheid.

Le 21 mars 1960, un événement marquera profondément Nelson Mandela. A cette époque, les hommes noirs doivent porter sur eux en permanence un Pass book et sont arrêtés ou déportés s’ils ne le présentent pas. Il est alors question d’appliquer cette mesure aux femmes. Mais dans le township (ou bidonville) Sharpeville du Transvaal, une manifestation de protestation tourne mal : 69 personnes sans armes meurent et 180 autres sont blessées en tentant de fuir les forces armées qui leur tirent dans le dos. Le gouvernement déclare l’état d’urgence face aux manifestations qui s’ensuivent et interdit l’ANC, dont les leaders sont emprisonnés ou assignés à résidence. Albert Lutuli, le président de l’ANC, obtient le Prix Nobel de la Paix la même année.
Suite à cela, en 1961, Nelson Mandela abandonne la non-violence, fonde et dirige la branche militaire de l’ANC, le MK, qui commet des sabotages et organise des grèves. Arrêté par le gouvernement sud-africain, il est condamné à la prison et aux travaux forcés à perpétuité sur l’île Robben en 1963. Il est relâché 27 ans plus tard, le 11 février 1990.

Pendant qu’il est en prison, en 1964, le Civil Rights Act signé par le président des États-Unis, Lyndon Baines Johnson, déclare illégale la discrimination reposant sur la race, la couleur, la religion, le sexe, ou l’origine nationale. C’est une avancée décisive de la cause des Noirs soutenue par Martin Luther King Jr. Un an après aux Nations-Unies s’enclenche le processus de débats qui aboutira, en 1969, à la Convention internationale sur l’élimination de toutes formes de discriminations raciales (CERD). Elle évoluera ensuite en 1973 vers la notion de "crime d’apartheid" désignant une oppression raciale (économique, physique ou autre) dans le cadre d’un régime institutionnalisé.

Autre résistant connu de l’apartheid, Steve Biko (1946-1977) qui dans les années 1970 avec le Black Consciousness movement recommandait de ne pas pactiser avec les Blancs. Il fut assassiné en détention et sa mort déclencha une condamnation de l’Afrique du Sud par la communauté internationale suivie d’un embargo.

En 1990, Nelson Mandela est libéré et soutient la réconciliation et la négociation avec le pouvoir afrikaner. En 1993, il reçoit, avec le président sud-africain de l’époque, Frederik Willem de Klerk, le Prix Nobel de la paix pour leurs actions en faveur de la fin de l’apartheid et l’établissement d’une démocratie multiraciale dans le pays. En 1994, Nelson Mandela est élu premier président noir d’Afrique du Sud à la suite des premières élections générales non ségrégationnistes de l’histoire du pays. Il continue avec succès la politique de réconciliation nationale mais néglige la lutte contre le sida, cède aux sirènes du libéralisme et, après un mandat, annonce son retrait de la vie politique en 1999. Nelson Mandela continue depuis le combat contre le sida qui lui a fait perdre un fils.

Alors oui, l’apartheid a disparu mais les choses sont loin d’être réglées. En effet, lors de la transition d’un gouvernement afrikaan à un gouvernement africain, on se doute que les premiers ne lâchèrent pas le morceau si facilement. Et l’enjeu économique est de taille quand on connaît les richesses de l’Afrique du Sud !
C’est en effet le deuxième pays producteur d’or du monde (272 tonnes produites en 2007, soit 15% du volume total) après la République populaire de Chine et le leader de la production minière de platine, métal précieux stratégique, avec 75% de la production mondiale. Les autres ressources importantes du pays sont le diamant, l’uranium, le cuivre, le nickel et la houille.
La production agricole du pays se répartit entre le maïs, le blé, la canne à sucre, les fruits, les légumes, la viande, la volaille, le mouton, la laine, les produits laitiers, les huiles essentielles. Depuis 1994 et la fin de l’apartheid, seulement 3,6 % des fermes ont été redistribuées aux 1,2 million d’Africains alors que 60 000 Blancs possèdent et gèrent toujours 80 % des surfaces cultivables !

La loi prévoit que les descendants des fermiers noirs, dépossédés par la force ou injustement indemnisés dans le cadre des lois adoptées depuis 1913, peuvent demander la restitution de leurs terres. C’est l’État qui finance leur rachat, en négociant le prix avec le propriétaire. En 1994, le gouvernement s’était donné comme objectif de redistribuer 30 % des terres d’ici 2014. On en est encore loin...

Thabo Mbeki et Padayachee, militants de l’ANC, ont participé aux négociations de sortie de régime. A leur grand étonnement et à l’encontre de la Charte de la Liberté, la banque centrale du pays devint une entité entièrement autonome et fut laissée aux mains de celui la dirigeait durant l’apartheid, Chris Stals. Et le ministre blanc des finances, Derk Keyes, demeura en fonction, arrimé ferme sur le Trésor qui filait droit en direction du libéralisme.
"Du point de vue de Padayachee, il n’y eut donc pas de trahison majeure de la part des dirigeants de l’ANC. Seulement l’adversaire leur dama le pion à propos d’une série d’enjeux qui, à l’époque, semblaient accessoires. Il se révéla en fin de compte que la libération de l’Afrique du Sud en dépendait. [...] Patrick Bond, conseiller économique au bureau de Mandela pendant les premières années au pouvoir de l’ANC, se souvient de la blague que l’on se répétait en interne : ’Nous avons l’État. Où est le pouvoir ?’ Lorsqu’il tenta de donner corps aux promesses de la Charte de la Liberté, le nouveau gouvernement se rendit compte que le pouvoir était bel et bien ailleurs." (2)

"Ils ne nous ont jamais libérés. La chaîne que nous avions au cou, ils l’ont mise à nos chevilles" dit Rassool Snyman.

Notes
(1) in La Stratégie du choc, N. Klein, Actes Sud, 2008, p. 239 sq.
(2) ibid, p. 247-248.