Row-long Chiu et le devoir de mémoire

De Eva Wissenz, 23. octobre 2013

 

Je suis en train de lire un livre en anglais sur les semences, la disparition galopante d’un nombre incroyable de variétés séculaires et la nécessaire résistance mise en place, là encore, en silence, avec les moyens du bord, par des milliers de jardiniers. C’est vraiment un excellent bouquin, j’en reparlerai bientôt.

Ce qui est très troublant pour une faiseuse d’histoires comme je le suis c’est de voir à quel point les graines sont liées à des histoires, des moments, des récits et par conséquent des mémoires. Et je me suis rendue compte que je n’avais toujours pas parlé ici de Row-long Chiu.

L’homme est Taïwanais, auteur d’une bande-dessinée qui vient d’être traduite en France chez Akata, Seediq Bale, les guerriers de l’arc-en-ciel et qui a été adaptée au cinéma avec succès dans son pays.

Voici le résumé des éditeurs : "En 1895, à l’issue d’une longue guerre, la Chine cède au Japon l’île de Taïwan. Si la cohabitation entre Chinois et peuples autochtones de l’archipel se faisait jusqu’alors de manière à peu près pacifique, ce faible équilibre va être rompu par l’arrivée de l’armée nippone. Exploitation forestière intensive, spoliation des peuples aborigènes, dans le déni le plus total de leurs traditions... Après plusieurs dizaines d’années d’oppression, une tribu, celle des Seediq, prendra la tête en 1930 de la révolte la plus longue et la plus violente de l’histoire de l’occupation japonaise de l’île."

En réalité, Row-long Chiu n’est pas un homme. C’est une fourmi. Pendant des années il a minutieusement collecté témoignages et informations sur la tribu des Seediq (qui n’a été reconnue comme tribu aborigène de Taïwan qu’en 2008). Juste pour documenter une bande-dessinée ? Oui.
Et bien plus que cela.

Car Row-long Chiu, derrière ses grosses lunettes et sa pipe fumante, n’est pas plus un homme qu’une fourmi, c’est une chouette. Il passe du royaume des morts (les guerriers Seediq morts au combat pour sauver leur culture et leur peuple ou qui se suicidèrent pour éviter le déshonneur) au royaume des vivants (23 millions de Taẅanais dont quelques descendants de ces guerriers). En effet, c’est grâce lui et lui seul que la réalité des Seediq a pleinement retrouvé le chemin de la mémoire taïwanaise.
Hallucinant.
Les vêtements, les tatouages, les gestes, les armes, les coutumes... sans Row-long Chiu ces ancêtres, vivants témoins oculaires de l’époque d’avant l’arrivée des Japonais, ces ancêtres s’éteignaient et toutes l’histoire était engloutie, passée à la moulinette moderne comme tant d’invisibles résistances.

Je repense à L’Histoire populaire de l’empire américain de Howard Zinn. J’attends un roman graphique sur l’histoire de Thomas Sankara. Et sur l’engagement de Vandana Shiva. Et sur le capitaine Paul Watson. Et sur le chef Raoni. Et tant d’autres. J’attends que nos mémoires fertilisent, partout.

Raconter toutes ces histoires aux enfants me semble le devoir de mémoire que nous leur devons déjà.