Les grands vols de pigeons voyageurs

De Eva Wissenz, 15. juin 2013

 

"Nous avons érigé un monument pour commémorer la disparition d’une espèce. Il symbolise notre chagrin. Nous pleurons parce que aucun homme vivant ne verra plus l’ouragan d’une phalange d’oiseaux victorieuse ouvrir la route du printemps dans le ciel de mars et chasser l’hiver des bois et des prairies du Wisconsin.
Il existe encore des hommes qui se souviennent des pigeons de leur jeunesse. Il existe encore des arbres qui, dans leur jeunesse furent secoués par une brise vivante. Mais dans dix ans, seuls les chênes les plus âgés s’en souviendront et, pour finir, il n’y aura plus que les collines.
Il y aura toujours des pigeons dans les livres et dans les musées, mais ce sont des effigies, des images, mortes à toute épreuve et à tout plaisir. Les pigeons des livres ne savent pas pousser un cerf à la fuite en se laissant tomber d’un nuage, ni battre des ailes en un tonnerre d’applaudissements pour saluer un bois dressant ses mâts vers le ciel. Les pigeons des livres ne savent pas déjeuner de blé fraîchement moissonné dans le Minnesota et dîner de myrtilles au Canada. Ils ignorent l’urgence des saisons ; ils ne sentent pas plus le baiser du soleil que le fouet de la bise et du mauvais temps. Ils vivent éternellement en ne vivant pas du tout."

in Aldo Leopold, Almanach d’un comté des sables.