Pierre et le Hozho

De Eva Wissenz, 18. mai 2009

 

On pourrait croire que c’est un titre de conte de fées, petit Pierre face à un Hozho géant... Il y a de ça.

Pierre, c’est Pierre Rabhi dont je viens de terminer le Manifeste pour la terre et l’humanisme. Inquiet en même temps que mesuré, l’ouvrage épluche nos drames actuels collectifs et tente des propositions de survie. La réflexion s’achève sur la question suivante : "La beauté peut-elle sauver le monde ? (...) encore faut-il s’entendre sur ce qu’est la beauté et de quel monde il s’agit."(1)

On parle là d’une beauté entendue comme "phénomène vibratoire" différemment codifié selon les endroits du monde et transmis de génération en génération. Dans toutes les cultures et sous toutes les latitudes, beau ici, laid ailleurs, la beauté est partout. Il n’est pas question de savoir qui a raison, de déterminer si un vase grec est plus beau qu’un harpon inuit, un bronze du Niger plus beau qu’un bouddha thaïlandais, un coucher de soleil sur la Jordanie plus beau que sur les Alpes...

Je crois que cette perception de la beauté qui donne un choc d’ordre esthétique à nos cerveaux habitués à tout classer échappe à l’universel. En revanche, quel que soit le sens du mot "beauté", ce qui est partagé par tous c’est précisément un choc, une montée d’harmonie, une émotion puissante ressentie devant une beauté qui nous met dans un certain état d’apaisement, de réceptivité et de paix. La beauté toujours nous ouvre et nous rassure en même temps qu’elle nous élève.

Or, la beauté dont parle Pierre Rabhi n’est pas précisément cet état mais ce qu’il y a de plus beau en chacun de nous : "la compassion, le partage, la modération, l’équité, la générosité, le respect de la vie sous toutes ses formes. Cette beauté-là est la seule capable de sauver le monde. Car elle se nourrit de ce fluide mystérieux d’une puissance constructive que rien ne peut égaler, et que nous appelons l’Amour."(1)
La beauté dont il est question ici est essentiellement une aptitude dynamique, une capacité à être touché pour donner le meilleur de soi.

Bien, mais encore faut-il des conditions favorables pour contacter ce qu’on a de mieux en soi, pour pouvoir se laisser toucher par les autres ou bien par l’étrangeté rassurante du mystère de la vie face à un ciel étoilé. La beauté dont parle Pierre Rabhi semble être une beauté intérieure incitant à une beauté de comportement. Mais comment favoriser l’émergence de notre beauté intérieure dans un environnement peu favorable ?... Où apprendre à la voir cette beauté entre le film du soir, les courses au super, les soldes, les factures, les embouteillages et la peur du chômage ?

Ce mot occidental de "beauté" ne suffit plus à lui tout seul pour rendre tout cela et encore moins de cet état provoqué par la contemplation de quelque chose d’harmonieux. Car c’est aussi cela la beauté : une harmonie qui en nous se prolonge, cet équilibre entre le Vent du dedans (le souffle) qui anime chaque être et l’Esprit universel du cosmos..

Je tente de définir la beauté : les beaux objets, les beaux paysages, les belles personnes, bref tout ce que l’on regarde ; puis, l’état de beauté et de plaisir dans lequel leur contemplation nous plonge ; ensuite, les belles vertus que tout cela incite à cultiver intensément (mais pas de manière intensive !) et enfin les belles actions que je peux faire. Je ne connais aucun mot français pour dire la totalité de l’arc immense couvert par les effets de la beauté sur les êtres. Que dit Platon ? Il parle d’une contemplation du Beau qui laisse en nos âmes une trace, celle qui nous permet de reconnaître le Beau dans la beauté.

Aujourd’hui, il est peu question d’âme. Le français, l’anglais, l’espagnol et l’italien n’ont à ma connaissance que le mot de "beauté", c’est-à-dire quelque chose qui nous plaît, soit une portion infime de ce que l’idée de beauté recèle lorsqu’on lui ajoute tous les niveaux de l’être qu’elle concerne directement. Certains philosophes ont appelé cela "le Beau" et si je le dis tout le monde s’en va... Ah ! ces mots forgés par les hommes, si minuscules et dérisoires au regard de ce qu’ils prétendent désigner.

Usés par les abus de langage vendeur, nos mots se paupérisent, ils semblent flotter comme des coquilles vides sur le flot de nos concepts "modernes". Que faire ? Plongeons dans d’autres langues, ouvrons en grand les vocabulaires vers cette diversité : il faut faire appel à d’autres langues qui disent très bien et depuis longtemps les idées qui nous manquent. Et appeler fort pour en être entendu. Certains peuples ont des définitions plus vaste et un mot, par exemple, pourrait peut-être mieux préciser la nature de cette beauté qui sauvera le monde.

HOZHO

Dans la langue des Navajos, le Hozho désigne l’harmonie, l’équilibre avec le monde en même temps que la beauté physique, affective et spirituelle... Le mot possède deux faces : pile, il est lié à des comportements harmonieux et cohérents qui préservent toute la beauté d’un être, face il concerne la série de comportements à adopter pour soigner un déséquilibre (par les plantes, les peintures, les chants, etc.). C’est la beauté de l’être et la beauté de la relation.
Les Japonais aussi ont le mot ample de Yugen, "qui veut dire un sentiment d’harmonie mêlé à celui d’une beauté et d’une profondeur insondables". (2)
Quand l’harmonie se rompt, les maladies (de l’esprit, des corps, des émotions, de la terre et on peut considérer que les guerres sont aussi des maladies) se déclarent. On sait comme l’Orient et l’Occident considèrent différemment la maladie. "Pour nous, guérir n’est pas rejoindre un ordre universel. La maladie est un arrêt de travail ; là-bas, un arrêt d’harmonie." (3)

Si nous considérons donc qu’une partie de l’humanité est réellement malade de mille maux, que les routes suivies autour des concepts d’industrialisation et d’hyper-croissance mènent à des souffrances inouïes, si nous considérons que l’homme occidental n’a pas suivi sa part de beauté, qu’au milieu d’environnements malades ou mourants nous sommes tous malades de nos jugements et de nos peurs, si nous acceptons de nous mettre patiemment mais vigoureusement en chemin vers une certaine guérison où nos vies intérieures et extérieures peuvent trouver une harmonie créant de la beauté, alors oui, la beauté, cette beauté-là, ce hozho sauvera le monde, j’en suis certaine... Car comment avancer si nous persistons à ne pas ouvrir notre langage à des mots, et donc des idées, largement plus subtiles que les nôtres pour la révolution/évolution déjà à l’œuvre ?

« La beauté est en elle-même dangereuse et conflictuelle, pour toutes les dictatures, parce qu’elle implique un territoire qui va au-delà des limites dans lesquelles cette dictature soumet les êtres humains. » Reinaldo Arenas, Antes de anochezca.

Eva Wissenz

Lire aussi, La beauté, pour résister de Jean-Claude Besson-Girard.

(1) In Manifeste pour la Terre et l’Humanisme, P. Rabhi, Actes Sud, 2008, p. 99-101.
(2) In Lettres à une jeune fille sur l’enchantement du monde, J. Hayward, Laffont, 1999, p. 94. Où l’on lit également p. 26 que "D’après l’artiste navajo Jimmy Toddy, ’Toutes nos prières commencent par l’invocation de la beauté. ’Beauté qui est devant moi, beauté qui est autour de moi, beauté que j’espère Ho’zho - telle est notre manière de prier. Chaque prière commence ainsi : beauté, beauté, beauté."
(3) In Les clés de la santé indigène, J.-P. Barou et S. Crossman, Balland, 2004, p. 31. Voir aussi des mêmes, Enquête sur les savoirs indigènes, Folio, 2001.