L’art de l’imperfection
D’après ce que j’ai pu observer, l’apprenti créateur de sa vie s’effraie souvent de ce qu’il découvre en sortant de sa confortable pantoufle pour tenter, voire risquer, ô joie, de confronter ses certitudes à l’univers on ne peut plus débridé des-dits alternatifs.
En effet, à qui cherche comment faire et vivre autrement, s’offre un hétéroclite panorama de fermes biologiques, maisons troglodytes, éco-hameaux, yourtes et autres constructions hautement improbables pour qui a toujours vécu dans une maison Catherine Mamet ou un appartement au parquet impeccablement ciré voire même une gentilhommière.
Mais la crise touche tout le monde, même les pantoufles, alors ne t’effraie pas, ô aspirant-e au changement, l’imperfection est de ce monde, tu le découvres et c’est même l’un des arts les plus aboutis !
Regarde tes dix doigts jadis si habiles à tapoter sur l’écran plat (infiniment plat) de ton dernier appendice social, regarde tes petites mains délicates et pleure un bon coup sur cette dure réalité : avec elles tu ne sais rien faire d’autre que tapoter, feuilleter, découper, écrire certes, cuisiner parfois, tenir un volant... mais enfin quoi ! rien de bien utile à ta survie dans l’avenir post-pétrole qui nous guette.
Allons, respire et regarde mieux, ne détourne pas tes yeux habitués aux plus belles pages de magazines publicitaires. Cette masure en voie d’écroulement ? Tsss, une charmante grotte mobile géodésique. Cette vieille ferme puante ? Que nenni, une mine de légumes, fruits, céréales et fines herbes hautement saines pour tes petites cellules. Ce paratonnerre inversé miroitant ? Un concentrateur solaire du plus bel effet, probablement celui qui te fournira bientôt en énergie. Ce moulin vétuste bordé d’une tente bariolée ? Meuh non, une éolienne maison flanqué d’une yourte revue dans le style provençal. C’est vrai que ce joyeux paysage fait désordre, pire, ça fait pauvre et pourtant.
Souviens-toi ami-e, quand t’étais petit-e, que tout était un jeu, que de trois bouts de ficelles et d’une baguette tu faisais une raquette, que la moindre malle était forcément au trésor, qu’une cabane suffisait à te protéger de tout et qu’un rideau se transformait en alcôve secrète. Ré-ouvre en grand ton imaginaire, retrousse tes manches et fonce droit dans le flou car en effet à mesure que s’éloigne de toi l’univers pitoyable de gadgets et produits manufacturés "made in c.", se rapprochent la diversité, le bazar, l’improvisation, le fouillis, l’inachevé et leur corollaire le (parfois cruel) manque de moyens, bref de l’imperfection sur toute la ligne, de l’in-standardisé, de l’unique, en somme du grand art de vivre.
Eva Wissenz (hiver 2011)