L’étoile de bois - Marcel Schwob

De Eva Wissenz, 1er. mars 2011

 

C’est le tout début de la nouvelle...

"Alain était le petit-fils d’une vieille charbonnière de la forêt.

Dans cette ancienne forêt il y avait moins de routes que de clairières ; des prés ronds gardés par de hauts chênes ; des lacs de fougères immobiles sur qui planaient des rameaux frêles et frais comme des doigts de femme ; des sociétés d’arbres graves comme des pilastres et assemblés pour murmurer pendant des siècles leurs délibérations de feuilles ; d’étroites fenêtres de branches qui s’ouvraient sur un océan de vert où tremblaient de longues ombres parfumées et les cercles d’or blanc du soleil ; des îles enchantées de bruyères roses et des rivières d’ajoncs ; des treillis de lueurs et de ténèbres ; des grands espaces naturels d’où surgissaient, tout frissonnants, les jeunes pins et les chênes puérils ; des lits d’aiguilles rousses où les fourches moussues des vieux arbres semblaient plonger à mi-jambes ; des berceaux d’écureuils et des nids de vipères ; mille tressaillements d’insectes et flûtements d’oiseaux.

Dans la chaleur, elle bruissait comme une puissante fourmilière ; et elle retenait, après une pluie à elle, lente, morne, entêtée, qui tombait de ses cimes et noyait ses feuilles mortes. Elle avait sa respiration et son sommeil ; parfois, elle ronflait ; parfois, elle se taisait, tout muette, toute coite, toute épieuse, sans un frôlis de serpent, sans un trille de fauvette. Qu’attendait-elle ? Nul ne savait.

Elle avait sa volonté et ses goûts : car elle lançait tout droit des lignes de bouleaux, qui filaient comme des traits ; puis elle avait peur, et s’arrêtait dans un coin pour frémir sous un bouquet de trembles ; elle avançait aussi un pied sur la lisière, jusque dans la plaine, mais n’y restait guère, et s’enfuyait de nouveau parmi l’horreur froide de ses plus hautes et profondes futaies, jusque dans son centre nocturne. Elle tolérait la vie des bêtes, et ne semblait pas s’en apercevoir ; mais ses troncs inflexibles, résistants, épanouis comme des foudres solidifiées jaillies de la terre, étaient hostiles aux hommes.

Cependant elle ne haïssait pas Alain : elle lui dérobait le ciel. Longtemps l’enfant ne connut d’autre lumière qu’une trouble et laiteuse verdeur de l’air ; et, venant le soir, il voyait la meule de charbon se piquer de points rouges."