La forêt commune ou de l’importance des "dangereux" radicaux - Tolstoï

 

Russie, septembre 1892.

"Dans l’une des plus belles propriétés du pays, les paysans soignaient une forêt sur une terre commune à eux et au propriétaire, l’un des plus riches de l’endroit, quand celui-ci se l’adjugea tout entière et commença à pratiquer des coupes. Les paysans, qui depuis de longues années jouissaient de cette forêt qu’ils considéraient comme leur ou tout au moins comme bien commun, portèrent plainte. En première instance, les juges rendirent un jugement injuste. (Je dis injuste avec le gouverneur et le procureur eux-mêmes qui le déclarèrent tel.) Le juge donna gain de cause au propriétaire.

Tous les autres jugements qui suivirent, y compris celui du sénat, bien que chacun vit clairement que le premier jugement était injuste, le confirmèrent, et la forêt fut donnée tout entière au propriétaire. Le propriétaire continua les coupes ; mais les paysans, ne pouvant croire qu’une injustice aussi flagrante pût être accomplie par des pouvoirs supérieurs, ne se soumirent pas. Ils chassèrent les ouvriers venus pour couper, déclarant que la forêt leur appartenait, qu’ils iraient jusqu’au tsar, mais qu’ils ne laisseraient pas toucher à la forêt. On en référa à Pétersbourg d’où l’ordre fut transmis au gouverneur d’exécuter le jugement, et celui-ci demande la troupe, et voilà les soldats avec leur fourniment de fusils, de cartouches et de faisceaux de verges préparées exprès pour la circonstance, tout cela pêle-même, en wagon, les voilà partant pour faire exécuter la décision suprême.

L’exécution de la décision des autorités supérieures se traduit par l’homicide, par des supplices ou par la menace de l’un ou de l’autre, selon que les gens se révoltent ou se soumettent.

Comme par un fait exprès, le hasard, après deux ans de méditation sur le même objet, me faisait être témoin, pour la première fois de ma vie, d’un fait dont la réalité brutale me montrait, avec une évidence complète, ce que j’avais vu depuis longtemps très nettement en théorie, que notre organisation sociale est établie non pas, comme aiment à se le représenter des hommes intéressés à l’ordre des choses actuel, sur des bases juridiques, mais sur la violence la plus grossière, sur l’assassinat et le supplice."

Cela semble inouï n’est-ce pas ? Pour préserver ce bien commun et vital jadis, des hommes se sont battus et sont morts, qui n’étaient pas étiquetés écologistes. Et tant d’autres avant eux en Angleterre et ailleurs, contre la clôture des espaces communs.

Dans nos sociétés actuelles, partout ces mêmes hommes, prêts à donner leur vie pour défendre les arbres, les semences, les rivières... (qui ne sont pas forcément leurs arbres, leurs graines, leurs rivières, mais nos arbres, nos graines, nos rivières...), ces gens, ces paysans de la Via Campesina, de Navdanya, des Sans Terre ou du Larazc avec les gaz de schiste, sont considérés par "la société" comme de "dangereux activistes", des "radicaux".

Radicaux : des êtres à la racine.
Ce qu’on appelle aujourd’hui écologie n’est rien d’autre que le vivant et n’appartient à personne.

Eva Wissenz
(Février 2011)

Extrait de Tolstoï, Le royaume des cieux est en vous, présenté par Alain Refalo, Le passager clandestin, 2010, p. 125-126.

Note : Une des racines du problème, de ce bien commun des friches et des forêts devenues propriétés privées, ce déracinement, cette coupure d’avec la terre, s’explique en partie par les enclosures mises en place en Angleterre à partir du XVIe siècle. Une recherche sur la toile vous renseignera. Ainsi que l’ouvrage de C. Hill, The world upside down (évidemment non-traduit en français à ce jour) largement cité par Starhawk dans son livre, Femme, magie et politique (éd. Les empêcheurs de penser en rond, 2003).
Voir aussi sur ce sujet, La peur de la nature de F. Terrasson.

Photographie d’Angélique Boudet.