Animal politique - Elisabeth de Fontenay
Extrait d’un long et passionnant entretien avec Elisabeth de Fontenay proposé par Philagora et réalisé par Jean-Marie Brohm, le 20 mai 2001.
Le Silence des bêtes porte en sous-titre : La philosophie à l’épreuve de l’animalité. Pourquoi avoir voulu mettre la philosophie à l’épreuve de l’animalité plutôt qu’à l’épreuve du « langage », de la « conscience », du « pouvoir », de la « corporéité » ou de tout autre thème traditionnel de la philosophie ?
Je crois que le langage, la conscience, le pouvoir, la corporéité constituent autant de manières de parler de l’animal dans son rapport avec l’Homme. Si nous reprenons dans l’ordre ces philosophèmes que vous évoquez, je constate que l’animal est un chemin de traverse peu fréquenté et pourtant très sûr pour aborder ces grandes questions.
Le langage ? En accompagnant la grande lignée philosophique qui va des Présocratiques à Heidegger et Levinas, nous constatons que le langage aura permis aux philosophes, à l’exception de quelques pensées minoritaires ou marginales, de fonder le propre de l’Homme, c’est-à-dire ce qu’on désigne comme la différence anthropologique. Et les rares penseurs qui d’âge en âge auront osé affirmer qu’il y avait un langage animal l’ont toujours fait dans le but de déstabiliser la métaphysique occidentale-chrétienne.
La conscience ? Lorsque j’ai commencé à réfléchir sur le statut de l’animal dans l’histoire de la philosophie, j’avais beaucoup de mépris pour cette notion de conscience que je trouvais bêtement psychologisante et spiritualiste. J’ai peu à peu appris à comprendre que cette instance permettait de penser dans une certaine continuité les hommes et les animaux, et qu’il fallait garder ses forces critiques pour mettre plutôt en cause une certaine conception de la subjectivité humaine, solipsiste, appropriatrice, prédatrice.
Le pouvoir ? La question animale est une question politique, dans la mesure où elle renvoie à nos rapports avec les animaux : ce qui ne signifie pas que les animaux sont des êtres politiques, mais que la manière dont on les traite, on les élève, on les abat concerne notre existence sociale, et même citoyenne. Victor Hugo, Jules Michelet, Victor Schœlcher, Georges Clémenceau le savaient qui défendaient avec acharnement la cause animale dans les débats publics où s’affrontaient la gauche républicaine et la droite cléricale.
La corporéité ? Le corps me semble une question philosophique par excellence et j’ai jadis amorcé une analyse de ce que pouvaient être les rapports du corps propre et de la propriété privée. Est-ce que la bête que l’on exploite, que l’on massacre, a un « corps propre », c’est-à-dire « est » son corps ? Pour résumer ma réponse à votre question, je vois donc dans l’animal une figure qui permet de traverser et de déconstruire toute la tradition métaphysique.
Le silence des bêtes est paru chez Fayard en 1998.