Nuit

De Eva Wissenz, 30. novembre 2013

 

C’était le soir, la nuit déjà et je m’étonnais, sans déprime ni regret de ce comportement humain tellement incompréhensible : l’absence de gratitude — altruisme — curiosité, ou disons cette mollesse, cette tiédeur, ce manque d’enthousiasme, de rébellion et de feu.
De quoi je parle ?
Je parle de tout ce qui me fait bondir et contre quoi je combats. Ce à quoi je ne m’habitue pas.
Je parle en particulier de ma frustration à me sentir incomprise avec ce qui m’anime, ma tentative d’irriguer l’imaginaire avec des visions différentes.
Je parle de ma fatigue ce soir avec cette impression de souffler sur des braises.
Je parle de ces questions auxquelles je tente de répondre par des livres parce que je tiens la lecture pour une forme de méditation apportant une zone de silence et de dialogue et d’espace intérieur propice à l’élaboration de réponses vraies.
Par "réponses vraies" j’entends la capacité des êtres à se forger leurs propres réponses, déconditionnées de toute imprégnation des différents systèmes qui, dit-on, construisent la personnalité : famille, milieu, école, culture, pays, religion, politique...
Je fais partie de ces gens qui croient que la personnalité n’a pas grand intérêt mais que quelque chose comme l’Etre est bien plus fertile. Les personnes, certes, ont toute mon attention, les personnalités, c’est-à-dire la somme extravagantes de choses passagères auxquelles nous nous identifions, nettement moins. Quant à l’Etre, ce n’est que le nom d’une expérience de la liberté à laquelle beaucoup de penseurs font référence mieux que je n’ai envie de le faire ici.

Je parle donc de ces questions auxquelles je tente de répondre par des livres :
 Nous désirons un monde différent, basé sur des relations plus vraies, un monde en cohérence, fertile, nourricier mais comment imaginons-nous la réalité de ce monde ?
 Sommes-nous capables de refuser la facilité de la nostalgie, de la mise en scène du roman policier ou de la science-fiction pour faire un réel effort d’imagination vers ce monde que nous souhaitons ?
 Après des siècles de littérature racontant les histoires d’une certaine façon et globalement toujours la même, pouvons-nous tenter de raconter nos histoires autrement ? C’est-à-dire sans linéarité car la vie n’est pas linéaire, elle est organique ; c’est-à-dire sans récits d’ascension ni de chute, de punition ni de récompense, de gentils ni de méchants, sans séparation... Ce déplacement de notre vision est-il humainement possible ?
 Souvent, on entend que les histoires heureuses n’ont aucun intérêt, que de la paix il n’y a rien à dire, et si c’était faux ?
 Si notre pensée — et donc nos mots qui la traduisent et forgent notre représentation du monde — charrient en permanence des idées de séparation, de domination, d’opposition, d’impuissance et de frustration, est-il possible de modifier cela et, sans être niaiseux, de parler dans des fictions de reliance, d’entraide, de co-création, de responsabilité et d’action ?
J’ai d’autres questions mais il est tard.
Je crée sans vouloir photocopier le passé.
Je crée parce que je crois que les mots sont de puissants créateurs, je crois que les livres déposent en nous quelque chose de plus essentiel que des milliers de pages lues sur un écran, je crois que les récits qui entrent en nous par la porte de l’imaginaire nous façonnent immensément de l’intérieur et je suis certaine que tant que les artistes ne pourront apporter de visions alternatives aux gens la plupart des alternatives pratiques resteront de vagues options.
Dans ce questionnement, je n’exclus pas la possibilité de n’avoir aucun talent mais comme le ventre me picote et que je me sens plus vaste à chaque fois que je crée des livres qui explorent ces questions je ne m’attarde pas à cette possibilité qui ne change rien à ce que je dis ici.

Dans la nuit, donc, il me dit que mes textes laissent une grande place à l’imaginaire du lecteur et que le problème est les gens n’ont plus d’imagination : l’écran est partout, l’image est partout, pré-mâchant tout travail imaginatif, les livres contemporains étant construits sur de l’hyper-descriptif et/ou du narcissique, du sensationnel ou du documenté. Or, je travaille dans la zone de floue, dans un entre-deux, et cette zone-là plus personne n’y a accès.
Évidemment, ce qu’il dit ne me réconforte pas, ce n’était pas le but.
Et plus la nuit avance, plus je me demande comment je vais bien pouvoir faire avec le picotement et le vaste ?