Cuba : La Havane (7/7)
La Havane
A l’arrivée à La Havane, Lorin court après le bus car il a oublié son portable et la nuit l’engloutit. Je dépose Eerik à leur pension, sur le Malecon. Le courant passe, on va se revoir dans la semaine.
Énorme, bruyante, ruche et c’est reparti avec les sollicitations, les jineteros, la pollution, le bruit, le délabrement.
Surprise inouïe en découvrant le musée des Beaux-Arts de La Havane avec la splendide collection d’art antique. Des vases grecs, des portraits romains admirables, douceur des marbres. Salles de peintures sud-américaines et toute l’implantation catholique par la force – quelle aberration ! Sensuelle Pietà de l’école Euradorienne (17e s.). Une marine d’Alfred Thomson Bricher (1837-1908), Marée basse. Exactement les couleurs électriques de l’eau sous le ciel. Comment a-t-il pu créer cela avec une telle fidélité ? Un peu d’art (et de calme) fait du bien... Délicate petite mosaïque de coq et même... des portraits du Fayoum !
La Havane ne s’arrête jamais, c’est une ville-ruche, énorme, délabrée, indifférente et assez indolente aussi. Heureusement qu’ici il y a la mer toute proche, ça rend les choses plus supportables.
Ce que le Cubain aime avant tout chez une femme c’est la guitare – ce sont eux qui le disent. Tout est un théâtre et musique ici. Une cannette qui roule sur le pavé : musica !
La Habana Vieja est le premier lieu à Cuba qui me fait travailler l’imaginaire alors que rien ne m’attirait ici. On dirait Naples, ou Lisbonne, mais avec une empreinte de mémoire moins forte. La place de la Habana Vieja est tellement restaurée qu’elle n’a aucun charme.
Leur grand plaisir c’est de la regarder déguster sa glace lentement, très lentement, à sa guise, en lui envoyant des compliments qui chantent à l’oreille, coquins, directs mais jamais dégradants.
Les rues, les gens, créoles, et puis soudain dans le cloitre de S. F. de Asis ou dans celui du museo de la Ciudad où paressent des paons, toute la familiarité de ma culture européenne me revient. La vie reste vivante ici et moi qui n’avait aucune attirance particulière pour ce pays, précisément à cause de cette vie si vivante qui vibre de partout, il me touche infiniment.
On va dîner. Ce sont des aventuriers, des vrais – je leur envie ce courage, cette intrépidité physique, cette amitié qui leur permet de voyager ainsi en dormant n’importe où. Ils sont très sérieux, très en colère, très responsables, très concernés par tout ce qui se passe et la souffrance de millions de personnes, et sans trop d’illusions. En tout, ils sont très. Eerik réfléchit, écrit, pense, aime parler, il est intense, très à l’intérieur, avec un sourire total. Lorin est plus dans l’action, semble plus jeune peut-être. C’est une évidence pour eux d’agir, de ne pas rester là les bras croisés à attendre que ça s’écroule. Ils sont... limpides.
On passe le dimanche tous les trois : plus on fait connaissance plus on découvre qu’on est comme des photocopies – un triptyque. C’est étonnant. On marche bien ensemble, sur la même longueur d’ondes humaine – c’est à la fois reposant et stimulant. Ils sont si jeunes et si « pleins ». Dans leur piaule minable du Malecon, quelques photos, un peu de guitare, je goûte la confiture de gayaba avec du fromage et négocie ferme leur loyer avec la logeuse... On va traîner dans la création délirante du Callejon de Hamel avant de manger des glaces sur le chemin du museo de la Revolucion. On va bien ensemble et on le sait, une vraie rencontre de nomades et ce n’est pas si souvent. Il est vrai qu’on voit tellement mieux et plus loin quand on est de passage.
Dans la classe de Monique, toutes ces mirettes de bambins, chiquititos exquis, qui m’accueillent, intimidés et contents, en français, et qui chantent pour moi !
Plus avant dans la nuit à l’Opus bar tous les trois dans des fauteuils profonds, où des amoureux lascifs s’échappent de l’enfer quotidien, une femme d’ambre chante en jean’s avec une guitare, un peu d’alcool et notre discussion, ininterrompue. On va se manquer – es la vida amigo !
Ai trouvé un CD d’Anna Gavriel au marché noir. Cette voix... Un touriste me prend pour une Cubaine et tente de marchander. Tout un jour avec Carlos à noter, de lieu en lieu, dans sa voiture improbable, à bavasser de tout, de rien. J’apprends ainsi qu’à Trinidad, la taxe des loueurs de chambres est de 100 CUC/mois : que tu aies des touristes ou pas, tu paies. Si tu leur fais à manger, tu paies et tu ajoutes en fin d’année 10%. A La Havane, la taxe va de 130 à 320 CUC/mois. L’inspecteur inspecte et comme il gagne très peu en monnaie locale, il te met toutes les amendes possible. De même, Carlos ne peut pas monter sa petite entreprise de taxis particulier-guide pour touristes. Il n’a simplement pas le droit. Pas le droit non plus d’avoir un téléphone portable, ni d’antenne parabolique pour recevoir autre chose que les chaînes officielles, pas le droit non plus d’avoir une boîte mail privée. Et les limites de l’interdiction bougent tout le temps.
Arnaldo et Umberto me le disent assez : fumer c’est mauvais pour toi ? Pourquoi continuer à faire une chose mauvaise pour toi ? Oui, pourquoi ? Une hôtesse fait la sieste à l’Infotur, l’embargo évidemment n’arrange rien et les arnaques continuent, royales. Insomnie de la joie – dans 3 jours je rentre !
Chez Jorge, pecadillo, viande hachée à la tomate avec des olives délicieuses et du riz au maïs. Je voudrais bien fonder ma famille, c’est tellement important. Les fruits aussi sont des prolongements des racines. Et essayer de leur apprendre tout cela, cette vie si riche, si variée, si belle aussi, tout ce qu’il y a de simple, de direct et de vivant qui donne courage.
Los grandes tiempos requieren grandes sacrificios s’efface sur les murs d’une usine.
Odeur douce et légèrement acidulée de la préparation de la confiture de goyave au bord du petit lac à Las Terrazas. Klaxons incessants aux carrefours et aux jolies filles. El Pan de Papi ! Autre viandas en chips, « la malanza ». A coup de rhum dès le matin, et sur les routes « toman mucho ».
Este humanidad tiene ansias de justicias
Vinales
Avec ses mogotes au loin qui ponctuent les champs : magnifique mais si peu de temps hélas. Même là, du bruit tout le temps. Et une chaleur 100% humide. J’ai tellement envie de douceur, d’intimité et d’amour, et cette envie est si loin de ma réalité solitaire que je me trouve cuirassée.
Avec ce rire si plein, elle illumine tout cette petite fille aux longues nattes. La couleur des uniformes au circulo infantile c’est bordeaux pour les petits, puis beige. Le matin dans ce temps orageux elle pleure quand on la réveille. Aujourd’hui c’est le 1er mars et j’adore ce mois de printemps.
Las turistas son como la moneda, doble.
Odeur de la fabrique de cigares où le liseur lit des romans et Granma à ces ouvrières qui ont des peau de tabac. On est pris à son corps défendant dans ce mouvement incessant, collectif, bruyant, sans privacitad. Coucher de soleil et pleine lune dans le ciel de Vinales rose et bleu. Une loge écossaise, ici, à Vinales et d’une manière générale beaucoup de francs-maçons à Cuba. Les montagnes sous la lune, la playa Esperanza et la jetée, si simple, au milieu de nulle part dans une nuit douce, les hommes ivres au rhum à tomber, les animaux qui feulent et mes pieds nus dans le silence de la nuit. En été, les gens dorment sur la jetée.
Trois heures à cheval dans les montagnes de Vinales d’une beauté inouïe avec cette terre rouge mais... ce chico, quelle colle ! Ricardo m’invente une poésie d’amour, un cigare pequenito, un peu d’ananas de miel, de guarapo dans un pamplemousse suave et doux, chirimoya laiteuse, sucrée, superbe et des plantations de tabac à perte de vue, de « yuca », un calme, ce grand calme de la nature, enfin.
La Havane
Retour au Nacional. Eerik et Lorin ont faim. Où sont les familles, les amis de ces gars ? Je finis de dépenser les frais de tournée pour eux et leur pique de la nourriture au buffet des super-riches du superbe hôtel où je tente de me décrasser. La réception ne les a pas laisser entrer plus loin que le jardin. On boit des mojito dans le parc, avec des musiciens qui passent et la mer sous nos pieds. Quelque chose bouge quelque part dans l’air entre nous, je le sens nettement. Il y a une envie de se revoir, la nostalgie déjà et la certitude dans ses yeux que je reverrai Eerik un jour. C’est un drôle de gars, un Martien. Très intense, singulièrement concentré et très drôle en même temps. Passionnant et en même temps si coupant. Qui vivra verra et mon avion décolle dans deux heures.
Eva Cantavenera
Note – Mon employeur n’a pas apprécié que les frais soient utilisés à bon escient et j’ai dû rembourser : les risques du métier ! J’ai effectivement revu Eerik et depuis tout ce temps nous vivons ensemble. J’avais bien raison de râler, non ?
Ce texte est paru dans la revue Bouts du monde (n°7, juin 2011) et dans le volume de nouvelles Traces.
(c) Eva Wissenz